Le pauvre Béru se met à sucrer salement. C'est la première fois qu'il opère quelqu'un de l'appendicite. Fatalement ça le timore. Il est tout timide, tout humide. Mais vaillant, toujours ! Béru c'est le courage incarné, je me plais à le répéter. Il va jusqu'au bout de tout. D'un geste qui pourrait passer pour expert, il fend la brioche du médecin. Il se penche sur la plaie sanglante, trifouille dedans avec ses doigts sales, extirpe de la tripaille, hésite, me consulte du regard par-dessus son masque de gaze. J'ai vu des pièces d'anatomie.
Je me repère. Je crois reconnaître l'appendice. Discrètement je le désigne au Gros qui, délibérément, le sectionne.
Il fait un nœud avec le reste, bien serré. Maintenant s'agit de recoudre. Je déniche une grosse aiguille courbe, du fil spécial. Je tends l'aiguillée à m'sieur le chef de clinique. Je me retiens pour pas aller au refile. Plus besoin de teinture d'iode, je dois vraiment avoir un teint de chinetoque.
Et la Grosse pomme aussi ; lui c'est carrément sur le vert pas mûr qu'il s'oriente. Il serre ses chicots et plante l'aiguille dans la viande de l'autre. Il recoud serré, avec application. On cloque un morceau de sparadrap sur le ravaudage et c'est scié.
Le motocycliste nous dit quelque chose en chinois.
Je me contente d'acquiescer. Alors il disparaît avec son pote, la lourde se referme.
Béru et moi on s'effondre sur une banquette. On se prend un moment pour récupérer. Je lui passe le flacon d'alcool. Pour une fois il l'a bien mérité. Il chopine un grand coup, moi de même, on se regarde, et alors c'est plus fort que nous : on rigole.
— Je pense à la frime de ce gars, quand il se réveillera sans appendice, fait Béru. Non mais t'as vu comment que je m'en ai bien tiré ?
— Le professeur hamburger ne fait pas mieux, admets-je. Tu pourras mettre sur tes cartes, ex-interne des hôpitaux roulants du Sinkiang.
Le camion repart. Je décroche le tubophone acoustique.
— Quelles sont les nouvelles, mon petit gars ? demandé-je à Lang Fou Ré !
— Ils nous escortent jusqu'au prochain hôpital dit le conducteur d'un ton rageur.
— C'est loin ?
— Une centaine de kilomètres.
— Pourquoi nous accompagnent-ils, la circulation n'est pourtant pas gênante.
— Faut croire qu'ils ont envie de retourner en ville et qu'ils ont sauté sur ce prétexte.
On roule une bonne heure à pleine allure. Le mouton bêle à perdre sa lame. Pour le calmer, Béru lui fait lécher ses targettes. Avouez que la situation est d'une grande cocasserie, non ? Arriver en Chine pour enlever l'appendice d'un médecin chinois qui ne demandait rien à personne, c'est de l'inédit ça, les Mecs ! Venez pas me dire que vous avez déjà lu ça quelque part.
De temps en temps je palpe le pouls du patient. Le plus fort c'est que ça n'a pas l'air de mal se passer. Il cogne un peu vite mais régulièrement. Sa respiration aussi est à peu près normale. Dans un sens ça n'est pas mal qu'on nous drive à l'hosto. De vrais toubibs pourront se pencher sur lui et finir de le réparer. M'est avis qu'une petite dose d'antibiotiques lui ferait pas de mal. Je lui en administrerais volontiers si je savais lire les étiquettes des ampoules rangées dans les tiroirs, mais j'ai peur de faire une bêtise.
— Hello ! dit Lang Fou Ré, on va quitter l'autoroute.
— Où nous dirigeons-nous ?
— Vers la ville de Chou Far Ci. Que faudra-t-il faire lorsque nous arriverons à l'hôpital ?
— Tu réclameras des infirmiers et tu abandonneras le camion devant l'établissement. Nous t'attendrons à quelque distance de celui-ci.
— O.K.
Béru me cligne de l'œil et dit en désignant la cabine :
— Tu vois qu'on a bien fait de l'emmener.
— Et comment, sans lui on était repassés ! Pourquoi était-il prisonnier ?
Le Gros secoue la tête.
— Figure-toi qu'il s'est fait rapatrier en Chine because il voulait revoir sa vieille môman. Elle est morte à son arrivée et il a voulu retourner à la Muette. Mais macache, les z'autorités n'ont rien voulu chiquer. Alors il s'est fait embaucher dans l'équipe de l'autoroute parce que celle-ci va en direction de la Russie. Il s'est dit qu'une fois chez les Popofs il s'arrangerait. Seulement un rapport a été dressé contre lui et par radio on a prévenu le chef de chantier pour lui demander de l'embastiller.
Béru se tait. Maintenant le camion tangue dans des ornières. Il roule doucettement. Les sirènes des motards reprennent, fendant la foule qui doit se presser alentour, J'entrouvre la porte arrière. Nous roulons dans une rue étroite bordée de maisons typiques. Cette fois c'est bien la Chine millénaire que causent les pouettes.
Bérurier qui m'a rejoint en prend plein les mirettes.
— Ça me rappelle une pièce de théâtre que j’ai vue au Châtelet y a quèques années, me dit-il. Sauf que dans la pièce, les Chinetoques n'étaient pas fringués en bleus de chauffe.
Le camion ralentit. Puis il pénètre sur un terre-plein où sont rangées des ambulances.
— C'est là qu'on prend la correspondance, annoncé-je. Mettons-les avant qu'on nous pose des questions.