— Salut pépé, lui dit-il. C'est gentil de nous recevoir. Si vous auriez un petit coup de casse-grain pour ma dent creuse je vous enverrais une boîte de cigares dès mon retour à Pantruche.
Heureusement, le petit vieillard n'a pas l'air de parler notre langue et, je suppose que Lang Fou Ré lui fait une traduction très libre des paroles béruréennes.
Le marchand de chinoiseries hoche la tête et désigne un rideau de perles, au fond de l'échoppe.
— Venez ! nous invite Lang Fou Ré.
Nous longeons un étroit couloir qui sent le musc. L'endroit est garni de caisses et de pouilleries que nous sommes obligés d'enjamber. On débarque dans une pièce mal éclairée par une sorte d'espèce de vasistas. C'est la pièce commune. Elle est peu commune d'ailleurs. Des senteurs douceâtres nous picotent le pif. Il y a des nattes à terre (des nattes à gens et des nattes à chats).
— Asseyez-vous ! engage Lang Fou Ré.
Il défait sa veste militaire avec une évidente satisfaction.
— C'est du pot que t'aies z'eu un tonton dans le patelin, respire Béru en s'avachissant sur une natte. Il est bonne pomme dans son genre le lobe, t'es certain qu'il est pas en train de bigophoner aux matuches ?
Lang Fou Ré fronce les sourcils.
— Vous insultez ma famille, fait-il.
— Pas du tout, j'hypothèsè pour causer, rétorque le mastar. Il risque gros, ton magot de tonton en nous hospitaliant.
Le rideau de perles fait entendre son cliquetis soyeux. Un froissement ! Et une fille pénètre dans la pièce.
Oh ! Pardon, cette merveille ! Vive la Chine, les gars ! Vive l'Asie ! Surtout quand elle est mineure !
L'arrivante est âgée (si l'on peut dire) d'une dix-huitaine d'années. Elle est grande, mince, flexible (comme une liane, diraient des collègues à moi dont les bouquins ressemblent à des albums de photos tellement ils contiennent de clichés). Elle a un beau visage, aussi régulier que le cours de la Loire. Ses yeux sont noisette pâle, elle possède de longs cils et au contraire de minces sourcils. Sa peau a la couleur de l'ambre. Ses pommettes sont à peines saillantes, atténuées par une légère touche de fond de teint qui leur donne du velouté. Elle est coiffée court et a un serre-tête d'écaille blonde dans les cheveux. En voyant entrer ce bel objet, le cœur de votre San-A. fait tilt, ses lampions pavoisent en toute hâte et il sent que sa merveilleuse moelle épinière tourne en crème fouettée.
Lang Fou Ré s'approche de l'arrivante, frotte son nez contre le sien et se retourne.
— Je vous présente ma cousine Vao Dan Sing ! dit-il.
Congratulations. Le Béru en oublie sa faim.
— C'est pas possible que ça soye le vieux kroumir du magasin qu'ait fait ce sujet, murmure-t-il, il a dû avoir recours à la main d’œuvre étrangère !
Miss Vao Dan Sing (mais appelons-la Vao tout court pour la commodité de la controverse) se met à nous préparer une collation substantielle : pâté impérial, pousses de soja au trou fi gnou, riz cantonnais et lichee dans la cendre. Le tout arrosé de thé, ce qui démoralise beaucoup le Gravos.
— Dis voir, Lang Fou Ré, pleurniche-t-il, ta cousine aurait pas dans un recoin une petite boutanche de juliénas.
Hélas, la plus belle fille du monde (et elle se trouve à portée du regard) ne peut donner que ce qu'elle a. En l'occurrence elle n'a pas de vin.
Lorsqu'il a décrassé la tortore à tonton, Lang Fou Ré émet quelques-uns de ces rots bruyants dont les Chinois et les grumeurs d'eau Perrier ont le secret.
— Et maintenant, dit-il, si vous me racontiez ce que vous faites en Chine ?
— Tu ne lui as pas dit ? m'étonné-je à l'adresse de Béru.
Le Mastar me virgule un coup de tatane dans les molletières par-dessus la natte.
— Bé si, je lui ai raconté comme quoi on s'est bourrés en redescendant les pentes du Tibet homicide. Et comment qu'on s'est payé le versant chinetoque au lieu de prendre çui qui surplombe le lac Léman ! Tout le monde peut se mettre le piolet dans l'œil, hein ? D'autant plus que notre boussole était en froid avec le Nord… Une boussole qui dit merde au Nord, ça facilite pas les excursions en montagne.
Il parle en ponctuant de clignements d'yeux, lesquels signifient : Je ne suis pas le genre de type qui se confie au premier prisonnier venu. La méfiance est la mère de la Sûreté et de la P.J. réunies.
Le gars Lang Fou Ré émet une nouvelle salve bicarbonatée et hausse les épaules.
— Des alpinistes qui se retrouvent dans le désert de Sinkiang parce qu'ils n'ont pas de boussole, moi je veux bien, les gars, seulement faut publier ce genre de conte dans les journaux d'enfants…
— C'est pourtant l'exacte vérité, tranché-je.
Il n'insiste pas. Les Chinois savent mettre leur mouchoir par-dessus leur amour-propre.
— Vous avez sommeil ? demande-t-il.
— Un peu, mon neveu, d'autant plus que ton thé des familles m'a calorifugé le système nerveux, dit le Gros. Si on voudrait bien nous montrer nos appartements…