Combien de fois déjà, au cours de ma prestigieuse carrière, ai-je agi avec le sentiment que cela était inutile, dérisoire, ridicule, et combien de fois l'événement m'a-t-il donné raison ? Des dizaines, des centaines ? Je ne sais plus. Dans ces cas-là, je n'ai pas assez de recul pour juger mes actes. Je suis pris dans un mouvement, je baigne dans un état second !
Je sens que le camion ralentit. Le grondement du chantier me parvient, s'amplifie.
On adopte un train régulier, à vitesse réduite. J'entrouvre la lourde et je constate que nous avons recollé au peloton (d'autoroute). Nous voici dans le cortège, mes poulettes. On avance en même temps que les travaux. Ça me réconforte de savoir le Béru tout proche. On a beau dire, mais la distance contribue à l'éloignement, comme disait le grand philosophe chinois Lâ Pâ Lis. Ils doivent bien faire des haltes, ces autoroutiers, sacrebleu ! A moins qu'ils ne travaillent par équipe. Sous toutes les latitudes, la bouffe, c'est sacré, non ? L'heure du combustible, qu'on soye en Gaule, en Chine ou chez Plumeau, elle régit le temps. Qu'on briffe du caviar, du foie gras ou du riz à l'eau, la pause bouftance est inévitable. Il réclame, Prosper. Faut le calorifuger au moins deux fois par jour, sinon la boyasse fait des nœuds.
Effectivement, au bout d'un certain temps, la sirène retentit par trois fois et nous stoppons.
Vite je m'installe à la table de travail et je me mets à manipuler des éprouvettes et des flacons avec un petit air joliotcuresque qui m'impressionne moi-même.
La porte du camion s'entrouve, mais je ne me retourne pas.
— Kang tsé ktu vieng bou fé ? demande le chauffeur.
Naturellement, le sens de sa question m'échappe, j'élude en adressant par-dessus mon épaule un geste impatienté.
L'autre n'insiste pas et s'éloigne. Je m'offre une nouvelle gorgée d'alcool. Le grand moment est arrivé. Je suis à pied d'œuvre. Au sein de la cohorte. Autour de moi, partout, ça grouille, ça rigole, ça s'interpelle. Je m'approche de la porte.
Les voitures sont stationnées sur les parkings qu'elles viennent d'aménager. Les ouvriers commencent à faire la queue devant les popotes roulantes pour toucher leur cuillerée à café de riz cuit. Ils chahutent, ils causent de la mousson et du beau temps. Ils ont fabriqué trois cents kilomètres d'autoroute dans la matinée et ils sont bien contents d'eux.
J'ai un tressaillement. Deux soldats passent, encadrant Béru dont ils ont désentravé les jambes.
Du coup, je sors de mon laboratoire roulant et je leur file le train. C'est hardi, mais personne ne me prête attention. On conduit le Gros jusqu'à un bureau-ministre dressé en plein air, derrière lequel se tient un personnage compassé, dont les yeux bridés ressemblent à deux cicatrices.
On fait asseoir Béru en face de lui. L'homme lui adresse la parole. En chinetoque, naturellement. Le Gravos répond en français.
Embusqué entre deux camions, je peux suivre les explications bérurières.
— Je suis Suisse, mon bon Msieur. Alpiniste de mon état, c'est moi que j'ai gravi le premier la face Nord du grand rocher de Fontainebleau. Je faisais partie d'une expédition qui s'est paumée. Mes camarades sont morts de froid biscotte ils avaient oublié leur Rasurel, moi j'ai survivu parce que ma maman m'a fait prendre de l'huile de foie de morue tous les matins…
L'autre frappe du poing. Il ne pige pas. Alors Bérurier se dresse à demi.
— Vous permettez que je vous fasse un dessin, dit-il en s'emparant d'un pinceau et en le trempant dans l'encre de Chine.
Le voilà qui trace des signes sur un rouleau de parchemin. Il assortit son graphique d'un commentaire inutile pour son interlocuteur, mais qui l'aide à schématiser.
— La Suisse ! dit-il… Avec une jolie croix… La montagne… Vous matez, mon pote ? C'est montagnard comme dessin, hein ? V'là même le soleil par-dessus pour faire plus gai… Et puis, mes camarades…
L'officier de police se dresse, regarde le dessin et gifle Bérurier à toute volée.
Il arrache la feuille de papier, la roule pour en faire une boulette et, tordant le nez du Gros pour le forcer d'ouvrir la bouche, il lui enfonce le papier dans le clappoir. Après quoi, il donne des ordres à ses sbires. Les soldats ramassent mon pauvre pote et le rembarquent dans son wagon cellulaire. Cric crac, ils filent un tour de clé au fourgon et vont à la cantine rejoindre les copains.
Pour le coup, votre San-Antonio se dit qu'il ne faut plus attendre. C'est tout de suite ou jamais qu'il va risquer le pacson. Après l'incendie partiel de mes fringues, il ne m'est resté en poche qu'une seule chose — mon petit sésame. C'est plein de mecs autour de moi. Des zigs en bleu avec leur gamelle. Ils ne s'intéressent pas à mes faits et gestes. Très décontracté, j'enfonce la pointe du césame