Les jours qui suivirent, dont j’ai oublié le nombre, restent en ma mémoire comme un cauchemar glacé. La température varia entre 25° et 32° au-dessous de zéro. Il y eut un jour horrible où le vent se leva et où, malgré les ordres et les menaces de nos officiers, nous abandonnâmes nos pelles pour nous mettre à l’abri des camions. Ce jour-là, le froid atteignit – 37°. Je crus mourir. Plus rien ne nous réchauffait. Nous urinions dans nos mains engourdies, pour les réchauffer et pour espérer cautériser les crevasses qui sillonnaient nos phalanges.
Nous avions quatre malades graves, atteints de congestion pulmonaire et de broncho-pneumonie, qui gémissaient dans les lits de fortune installés dans un véhicule. Notre compagnie ne possédait que deux infirmiers qui ne pouvaient pas grand-chose. En plus de ces malades sérieux, une quarantaine d’autres souffraient de brûlures du froid. Certains avaient des engelures infectées au bout du nez, au pli des paupières, aux oreilles et surtout aux mains. Personnellement je n’étais pas gravement atteint, mais chaque mouvement de mes doigts ouvrait et refermait de profondes crevasses suintantes de sang. Cela me faisait horriblement mal à certains moments et me portait au cœur. Je ne compte pas les fois où, au comble du désespoir, je fondis en larmes. Chacun ayant ses maux, personne ne prenait garde aux gémissements des autres.
À deux reprises, j’allai jusqu’au camion du cantinier, qui faisait également office d’infirmerie, pour me faire laver les mains à l’alcool à 90°. La douleur atteignait alors son paroxysme et m’arrachait des cris. Ensuite, les mains semblaient chaudes, pendant quelques instants.
Notre nourriture, insuffisante en calories, contribuait à aggraver la situation. De Minsk, d’où nous étions partis, à Kiev, notre première étape, il y avait à peu près quatre cents kilomètres. Compte tenu des difficultés de la route, on nous avait distribué cinq jours de vivres. Nous mîmes huit jours pour accomplir ce trajet. Autant dire que nous avions été obligés, de puiser dans le ravitaillement que nous transportions pour les combattants. Entre-temps, sur les trente-huit véhicules qui composaient notre Rollbahngruppe – le 126e –, nous avions dû en abandonner trois pour avaries mécaniques ; nous les avions détruits avec leur chargement pour qu’ils ne tombent pas aux mains des francs-tireurs. Deux des malades graves – il y en avait maintenant sept – étaient morts. Les brûlures du froid avaient fait d’autres victimes, et certains malheureux durent être amputés de membres gelés.
Trois jours avant notre arrivée à notre première étape, nous avions traversé ce qui avait dû être la ligne de défense russe, avant Kiev. Pendant des heures, nous avions croisé des carcasses de chars, camions, canons, avions, éventrés ou carbonisés, dont la file s’allongeait à perte de vue. De-ci de-là, des croix ou des pieux avec un bâton incliné marquaient l’ensevelissement hâtif des milliers de soldats allemands ou russes tombés sur cette plaine.
À vrai dire, il y avait eu beaucoup plus de Russes de tués que d’Allemands, seulement, dans la mesure du possible, les soldats du Reich avaient été enterrés décemment, alors que chaque emblème orthodoxe marquait la fosse de dix ou douze soldats soviétiques.
Le passage à travers cet ossuaire ne nous réchauffa naturellement pas. Il nous fut particulièrement pénible parce que la neige cachait de monstrueux entonnoirs, vestiges des bombardements de cette bataille. Nous dûmes combler plus ou moins ceux qui se trouvaient sur notre chemin.
Enfin notre convoi arriva à Kiev. Cette ville, fort jolie, avait peu souffert. L’armée rouge avait tenté d’arrêter la Wehrmacht sur la ligne que nous avions traversée. À bout de résistance, elle avait préféré abandonner le terrain jusqu’au-delà de la ville pour lui éviter d’être détruite comme Minsk. Kiev représentait notre première étape. Elle se trouvait à moitié chemin entre Minsk et Kharkov. Notre but, Stalingrad, était encore à plus de mille kilomètres.
Kiev était un gros centre stratégique où les unités venant de Pologne, comme nous, et de Roumanie se regroupaient, se reformaient et s’apprêtaient pour l’offensive destinée à progresser vers le Caucase et la mer Caspienne. Plus qu’à Minsk, la ville fourmillait de militaires et de véhicules de guerre, à cette différence près qu’ici, il régnait une atmosphère d’alerte que je n’avais pas connue ailleurs.
Notre 126e groupe entra donc dans les faubourgs de la ville où nous dûmes nous arrêter en attendant les ordres de regroupement de la Kommandantur.
Une fois de plus nous piétinions sur la chaussée recouverte d’une couche de neige tassée et durcie qui formait une véritable piste de ski. Nous nous croyions au bout de nos peines et chacun guettait le Kommandergruppe qui allait, pensions-nous, nous conduire à nos nouveaux logements.