Ce n’était pas une mauvaise idée. Nous nous étions regroupés, et le jeune plein de taches de rousseur avec qui j’avais joué au chasse-neige plaisantait avec son copain. Nous avancions droit sur la baraque, quand un claquement violent retentit à mes oreilles ; en même temps, j’aperçus un léger nuage de fumée blanche à gauche de la cahute.
Éberlué, je regardais mes compagnons. Le feldwebel venait de plonger dans la neige, comme un goal sur son ballon, et armait son P.M. Le jeune type aux taches de rousseur s’avançait vers moi en trébuchant avec, sur son visage aux yeux agrandis, une curieuse expression de stupeur. Lorsqu’il ne fut plus qu’à deux mètres, il tomba à genoux, sa bouche s’ouvrit comme s’il avait voulu crier quelque chose, mais rien ne vint, et il bascula en arrière. Un deuxième claquement retentit, suivi d’un sifflement modulé.
Sans comprendre, je me jetai à plat ventre dans la neige. Le P.M. du feldwebel crépitait et je vis la neige sauter sur le toit de la cabane. Je ne pouvais détacher mes yeux du jeune soldat roux dont le corps gisait inerte à quelques mètres.
— Couvrez-moi, imbéciles ! hurla le feldwebel, en même temps qu’il bondissait en avant.
Je regardais l’ami du rouquin qui avait l’air plus surpris qu’apeuré. Tranquillement, nous épaulâmes nos fusils dans la direction du bosquet d’où partaient encore des coups de feu, et nous nous mîmes à tirer.
Les détonations de mon mauser me redonnèrent un peu confiance – je n’en menais pas large. Deux balles sifflèrent encore à mes oreilles. Notre sous-off, avec un culot monstre, s’était dressé et lançait une grenade à manche. L’air fut déchiré par une explosion prolongée, et l’un des panneaux vermoulus de la baraque s’éparpilla.
Avec un calme incompréhensible, je continuais à regarder en direction de la cabane. Le P.M. du feldwebel continuait à cracher. Tranquillement, je fis monter une autre balle dans la culasse de mon fusil. Comme j’allais tirer, deux silhouettes noires surgirent des ruines de la cabane et se mirent à courir en direction de la forêt. L’occasion était bonne ; le guidon de mon arme se détachait franchement en noir sur la blancheur du paysage, bientôt, il se noyait dans une des silhouettes galopantes ; je pressai la détente… Taaannonng… Manqué !
Notre chef avait couru jusqu’à la baraque et tiraillait sur les fuyards sans les atteindre. Au bout d’un court moment, il nous fit signe de venir. Nous nous extirpâmes de notre ornière de neige et le rejoignîmes.
Le feldwebel fixait quelque chose dans les décombres de la cabane. Nous nous approchâmes. Un homme était adossé à la cloison ; son visage à la barbe hirsute était tourné vers nous et ses yeux semblaient humides. Il nous regardait sans dire un mot ; ses vêtements de peau et de fourrure n’étaient pas militaires. Comme je continuais à le détailler, mon regard s’arrêta sur sa main gauche : elle était inondée de sang. Du sang suintait aussi de son col. Je me sentais mal à l’aise pour lui. La voix du feldwebel me secoua.
— Partisan ! cria-t-il. Hein ?… Tu sais ce qui t’attend !
Il braqua son arme sur le Russe, qui prit peur et roula un peu plus au fond de la cambuse. Du coup, j’avais reculé, moi aussi. Le grand sous-officier venait pourtant de replacer son P.M. dans son étui.
— Occupez-vous de lui ! ordonna-t-il, en se dirigeant vers notre blessé.
Nous portâmes le partisan à l’extérieur ; il gémissait et nous adressait des paroles incompréhensibles.
Progressivement, le bruit d’un train nous parvenait. Mais celui-ci allait dans l’autre sens ; il remontait vers l’arrière. Nous réussîmes à le stopper. Trois soldats emmitouflés dans de grandes houppelandes en peau de renne sautèrent du premier wagon. L’un d’eux était un lieutenant ; nous nous mîmes au garde-à-vous.
— Qu’est-ce que vous foutez là ! grogna-t-il. Pourquoi nous avez-vous arrêtés, bon Dieu ?
Le sous-off s’expliqua au sujet de la main-d’œuvre.
— Ce convoi ne contient que des mourants et des éclopés, dit le lieutenant. S’il y avait eu des permissionnaires, je vous en aurais passé quelques-uns. Malheureusement, je ne peux rien pour vous.
— Nous avons deux blessés, risqua le feldwebel.
Déjà, le lieutenant s’avançait vers le petit rouquin inanimé.
— Vous voyez bien qu’il est mort…
— Non, mon lieutenant, il respire faiblement.
— Ah, oui, peut-être bien. Mais dans un quart d’heure (il fit un geste évasif de la main)… Entendu, on l’emmène.
Il siffla deux brancardiers squelettiques qui chargèrent notre jeune compagnon. Lorsqu’ils le soulevèrent, il me sembla apercevoir une tache brune au milieu de son dos, mais je n’aurais su dire si c’était du sang mélangé au vert de sa capote ou autre chose.
— Où est l’autre ? s’impatienta le lieutenant.
— Là, près de la baraque, mon lieutenant.
Lorsque ce dernier fut près du moribond, il s’exclama :
— Quoi ! Qui est-ce ?
— Un Russe, un partisan, mon lieutenant.
— Ah oui ! cria-t-il. Et vous croyez que je vais m’encombrer d’un de ces salauds qui vous tirent dans le dos, comme si la guerre de face ne suffisait pas !