Je ne manquai pas, à mon tour, de lui conter mes aventures. Cela nous faisait à l’un et à l’autre beaucoup de bien. Entretemps, nous venions de rejoindre Lensen et Olensheim. Nous sommes si heureux de nous revoir que, spontanément, nous nous prenons par les épaules et mimons une ronde polonaise en riant aux éclats. Certains types plus âgés nous regardaient, ahuris, ne comprenant rien à notre gaieté subite. Il est vrai que rien ne justifiait dans ce décor gris et glacé une telle exubérance.
— Où est Fahrstein ? demandai-je.
— Ha, ha, ha ! s’esclaffa Lensen, il est tranquillement au chaud dans son camion. Il s’est foulé une cheville et elle est tellement enflée qu’il ne peut plus retirer sa botte, il attend que ça dégonfle.
— Il en profite, le malin, lança Halls. Si chaque fois que je me suis tourné le pied je m’étais fait porter malade…
L’ordre du départ interrompit notre conversation. Nous rejoignîmes nos postes respectifs. Je me sentais bien plus en forme. De savoir que mes camarades étaient là, quelques voitures plus loin, m’avait réchauffé le cœur, et j’en oubliais que chaque tour de roue me rapprochait du front. Mais il était encore si loin ! Nous roulions sur de mauvaises routes enneigées et glissantes. De chaque côté, un mur de neige amassée par le déblayage nous masquait le paysage. De temps à autre, par une échappée, nous apercevions les vestiges d’effroyables combats qui s’étaient déroulés dans cette région l’année précédente. Pendant plusieurs centaines de kilomètres, la route défoncée et remblayée à la hâte nous fit cheminer à travers ce chaos de guerre.
Ici la Wehrmacht, comprenant les troupes de von Weichs, Guderian, von Reichenau et von Stülpnagel, avait arraché, au prix de combats terribles qui avaient duré des semaines, ce terrain aux Soviétiques. Ceux-ci avaient eu, parait-il, plusieurs centaines de milliers de prisonniers entre Kiev et Kharkov. En tous les cas, le matériel de guerre russe abandonné là sous la neige suffisait à me faire croire que l’ennemi ne possédait plus grand-chose pour se battre.
Le temps s’était un peu adouci mais nous avait amené des tempêtes neigeuses et nous avions dû reprendre la pelle. Fort heureusement, une partie de la colonne blindée d’accompagnement nous avait rejoints deux jours plus tard. Les chars attelaient derrière eux quatre ou cinq camions qui, s’aidant de leurs moteurs, arrivaient à avancer en glissant et en dérapant.
Mais bientôt les nuages bas disparurent et un ciel bleu très pâle éclaira notre aventure. Du même coup, le thermomètre chuta à la verticale et le froid piquant nous surprit encore sur cette maudite plaine russe. De temps à autre un groupe d’avions allemands arrivait à l’horizon et passait au-dessus de notre colonne en vrombissant. Nous faisions de grands gestes aux pilotes qui nous répondaient en battant des ailes.
Plus haut, des escadrilles de JU‑52 passaient lentement, se dirigeant vers l’est. Les repas chauds ne parvenaient plus à nous réchauffer. De nouveau les brûlures du froid mordirent mes mains douloureuses. Cette fois, heureusement, nous avions un docteur dans le convoi. Chaque fois que le convoi s’arrêtait pour la distribution des repas, nous faisions la queue à sa voiture pour recevoir des soins. Il m’avait enduit les mains d’une pommade grasse et bienfaisante que je devais conserver aussi longtemps que possible. Cette mixture calmait la douleur de mes crevasses et préservait du froid. À moins qu’une envie quelconque ne m’obligeât à les retirer, je gardais mes mains enfouies dans les poches géantes de ma capote en ayant soin de ne pas racler mon onguent contre le drap rude.
Je passai de longues heures dans la cabine d’un trois tonnes cinq Renault à cahoter d’une ornière à l’autre. De temps en temps, il fallait, bien entendu, retirer la neige qui s’accumulait entre le garde-boue et le pneu, ou parfois aider à sortir un autre véhicule qui avait fait une embardée et se retrouvait à demi enlisé.
À part ces ennuis nous évitions presque tout ce qui nous aurait obligés à sortir de notre cabine. J’avais réussi à échapper à la garde de nuit jusqu’à présent. Dès que l’obscurité ne permettait plus à nos voitures d’avancer normalement, nous stoppions où nous étions. Le conducteur avait droit à la banquette. Quant à moi, je m’endormais sur le plancher du camion, les jambes à demi coincées dans les pédales, et le nez sur le moteur d’où montait une odeur écœurante d’huile chaude. Le réveil nous trouvait transis et courbatus.
Bien avant le jour, nous nous épuisions à remettre en route nos machines gelées. Halls était venu me voir plusieurs fois, mais le conducteur avait rouspété, en disant que nous étions trop à l’étroit dans la cabine pour y tenir à trois. Il me conseilla d’aller rejoindre mon copain, ce qui revenait au même. Il n’était pas question de discuter dehors, il gelait à 30° au-dessous de zéro.