Je n’ai jamais compris pourquoi ; mais j’avais le pressentiment que ce grand salaud m’avait placé exprès avec le gars âgé. Il préférait sans doute patrouiller avec l’autre qui paraissait avoir vingt-cinq ans et avait l’air solide, plutôt qu’avec un gamin de dix-sept ans comme moi ou un vieillard comme celui qui m’accompagnait. Je m’éloignai donc avec mon coéquipier, convaincu que nous étions très vulnérables. Dès les premiers pas je butai et m’étalai de tout mon long. Je m’écorchai les mains sur la neige dure et glacée. Lorsque je me relevai, j’eus grand-peine à retenir une crise de larmes.
Le vieux était un brave type ; lui aussi avait l’air d’en avoir assez.
— Tu ne t’es pas fait mal ? me demanda-t-il d’un ton paternel.
— Merde ! lui répliquai-je en français.
Il ne répondit rien. Il enfonça un peu plus la tête dans sa capote, et me laissa passer devant. Je ne savais trop où aller. Peu importait. Ce qui était sûr, c’est que je ferais demi-tour dès que la masse noire du convoi ne serait plus visible. Je pris une nette avance sur lui malgré ma fatigue. J’avançais nerveusement en respirant le moins possible ; l’air était glacé et me brûlait le nez. Au bout d’un moment, je n’y tins plus, mes genoux se mirent à trembler et je fondis en larmes. Je ne comprenais plus rien à ce qui m’arrivait. Je revis clairement ma famille, la France, l’époque où je jouais au Meccano avec un petit copain. Qu’est-ce que je faisais ici ? Je me souviens avoir dit tout haut, entre deux sanglots :
— Je suis trop petit pour être soldat.
Je ne sais si l’autre avait surpris ou non mon désarroi, mais en me rejoignant il crut bon de me dire :
— Tu marches vite, petit. Il faut m’excuser, si je ne peux pas te suivre. En principe je n’aurais pas dû être soldat ; j’avais été réformé avant la guerre ; mais, il y a six mois, j’ai été malgré tout incorporé. On a besoin de tout le monde, tu sais. Enfin, espérons qu’on en reviendra.
Comme je ne comprenais pas grand-chose aux événements de l’époque et qu’il me fallait un responsable et un déversoir à ma mauvaise humeur, je me mis à attaquer les Russes.
— Et tout ça à cause de ces vaches de popovs ! les sales fumiers ! Le premier que je trouve, il y passe !
Au fond, je ne parvenais pas à oublier l’affaire de l’après-midi : le partisan, et son exécution qui m’avait bouleversé. Le pauvre type me regarda stupéfait, se demandant s’il avait affaire à un militant du Parti ou à un véritable nettoyeur de tranchées.
— Oui, répondit-il sur un ton mi-figue mi-raisin, il faut dire qu’ils nous en font baver. On ferait mieux de les laisser se débrouiller entre eux. Ils ne seront pas toujours sous le joug bolchevik. Nous, dans le fond, ça ne nous regarde pas.
— Et Stalingrad ! Il faut bien leur apporter le ravitaillement, à ceux de la VIe armée ! Mon oncle y est, là-bas. Ça doit barder.
— Certainement, ça doit barder. On ne sait pas tout. Ils auront du mal à venir à bout de Joukov.
— Joukov abandonnera, comme à Kharkov et à Jitomir. Ce n’est pas la première fois que le général von Paulus lui fait prendre la fuite.
Il se tut. Comme nous vivions sans grandes nouvelles du front avancé, la conversation s’arrêta là. Je ne pouvais évidemment me douter que le sort de Stalingrad était déjà presque réglé, et que les soldats de la VIe armée combattaient sans espoir, avec une héroïque ténacité et dans des conditions horribles.
Le ciel était étoilé. Le clair de lune me permettait de consulter à tout instant la petite montre d’écolier que je portais au poignet, souvenir de mon certificat d’études en France. Le temps ne passait pas. Ces deux heures me paraissaient un siècle. Nous marchions lentement en regardant le bout de nos bottes s’enfoncer à chaque pas dans la neige. Il n’y avait pas de vent, mais le froid de plus en plus vif nous traversait littéralement.
De deux heures en deux heures, nous grelottâmes ainsi tout au long de cette nuit maudite. Entre chaque tour de garde, je n’avais pris qu’un repos très relatif ; le petit jour, qui me surprit au pelletage de la neige, éclaira mon visage creusé de fatigue.
Les premières lueurs de l’aube apportèrent un froid plus intense encore. Les gants de laine que nous avions touchés au départ étaient usés ; nous avions entortillé nos mains brûlées par le gel dans des chiffons ou dans la paire de chaussettes de réserve. Malgré l’exercice de la pelle, ce n’était plus tenable. Nous battions nos mains contre nos flancs en tapant des pieds pour faire circuler notre sang refroidi. Le capitaine, compatissant, ordonna de faire chauffer un ersatz de café, que l’on nous servit brûlant. Il fut le bienvenu, car le matin, en guise de petit déjeuner, nous n’avions eu que du fromage blanc gelé. Le caporal cantinier venait d’annoncer que le thermomètre suspendu à l’extérieur de son camion enregistrait 31° au-dessous de zéro.