Un jour, alors que nous venions de dépasser un gros bourg près duquel on avait aménagé un aérodrome pour la Luftwaffe, nous fûmes rejoints par un « Fiseler », qui entra en communication par radio avec le Kommandergruppe de la section blindée d’accompagnement. Un instant après, celle-ci abandonnait notre convoi et se dirigeait en trois tronçons vers le nord. Les chars de combat disparurent à nos yeux dans le tourbillon de neige que soulevaient leurs chenilles. Sans nous inquiéter, nous continuâmes notre chemin. Deux heures plus tard, le grondement de quelques explosions lointaines nous parvint. Cela cessait puis reprenait dix minutes plus tard, cessait encore, puis recommençait. À 11 heures, le convoi stoppa dans un village recouvert de neige. Le soleil brillait, et la réverbération nous faisait cligner des yeux. Le froid, quoique intense, était supportable.
Nous nous dirigeâmes vers la roulante dont les deux cuisinières vomissaient des nuages de fumée. Les premiers arrivés à la soupe furent envoyés en corvée de marmites par le sergent cuistot. Rien à reprocher à ce dernier : ses connaissances culinaires étaient suffisantes pour nous interdire de nous insurger contre sa popote. Ce qu’il faisait n’était pas mauvais du tout. Le seul aspect curieux de sa cuisine était qu’il préparait toujours tout, sans exception, accompagné de la même sauce à la farine. J’avais rejoint Halls et Lensen et, tout en puisant dans nos gamelles fumantes, nous marchions lentement vers nos véhicules. Tout à coup une série de détonations plus ou moins lointaines ébranlèrent l’air glacé. Un instant, nous nous arrêtâmes en prêtant l’oreille. Tous les soldats semblaient avoir fait de même, les explosions reprirent, certaines fort lointaines. Instinctivement nous pressâmes le pas vers les camions.
— Que se passe-t-il ? demanda Lensen à un type plus âgé qui grimpait dans son véhicule.
— C’est le canon, les gars, on se rapproche, dit-il.
Nous avions évidemment tous deviné que ces bruits venaient du tir des pièces d’artillerie, mais nous avions besoin d’en avoir la confirmation par un autre.
— Ha, ha ! fit Halls. Je vais chercher mon fusil.
Personnellement je ne prenais pas la chose au tragique.
D’autres coups retentirent, plus fournis, plus précis.
Les sifflets du départ nous firent rentrer une fois de plus dans nos cabines.
Le convoi s’ébranla. Une heure plus tard, alors que nous arrivions en haut d’une côte, le canon, que je n’avais pas oublié, nous fit stopper net. Les coups étaient beaucoup plus proches. Chaque explosion secouait l’air et provoquait une drôle d’impression. Certains conducteurs nerveux avaient freiné trop brutalement. Leur véhicule avait dérapé sur le verglas et s’était mis en travers de la route. Les conducteurs, emballant leur moteur, essayaient maladroitement de redresser leur machine. J’avais ouvert la porte et regardais à l’avant et à l’arrière du convoi. De l’arrière, un Volkswagen arrivait à vive allure, doublant notre convoi. Par la porte ouverte de la petite voiture un lieutenant criait :
— Allez, continuez, en route ! Vous, aidez à sortir cet imbécile de l’ornière. Vite, allons, vite, continuons !…
Je sautai au bas du Renault et rejoignis quelques soldats occupés à remettre un Opel Blitz au milieu de la route. Le tir reprit, aussi proche qu’une minute plus tôt. Il semblait venir du nord. Péniblement le convoi se remit en route. Comme notre voiture avait freiné en pleine montée, mon chauffeur eut du mal à démarrer. Lentement nous redescendions sur un paysage vallonné et boisé. Les coups sourds persistaient. Brusquement les voitures de tête s’immobilisèrent. Des coups de sifflets retentirent. Nous sautâmes rapidement à terre. Des soldats couraient vers l’avant du convoi. Que se passait-il ?
Le lieutenant de tout à l’heure courait lui aussi et entraînait derrière lui des soldats qu’il hélait au passage. Je fus du groupe. Au pas de course, mauser à la main, nous rejoignîmes l’avant du convoi. Le gros véhicule tous terrains du Kommandergruppe semblait s’être précipité volontairement sur le bas-côté dans la neige épaisse.
— Partisans à l’avant ! hurla un feldwebel, déployez-vous et assurez la défense, dit-il en montrant du doigt notre gauche.
Sans trop comprendre, je suivis le 1e classe qui était à la tête de notre petit groupe de quinze feldgrauen et nous nous enfonçâmes dans le talus de neige. Comme je me hissais sur cette barrière blanche, j’aperçus très nettement, à l’orée d’un bois rabougri, de nombreuses silhouettes noires qui avançaient perpendiculairement à la marche de notre convoi. Les Russes ne semblaient pas se hâter plus que nous. Ni le froid ni l’amas de vêtements des uns et des autres ne permettaient de donner à ce spectacle toute l’animation des westerns ou des films américains prétendument de guerre. Le froid engourdit tout, la gaieté comme la tristesse, le courage comme la peur.