Il y avait dix minutes que je m’efforçais de suivre le sous-off qui marchait à quelque cinq mètres devant. J’étais essoufflé et, sous mes lourds vêtements, je commençais à sentir la sueur couler le long de mon dos. Ma respiration projetait devant moi de longs jets de vapeur qui disparaissaient instantanément dans l’air glacé. J’avançais donc, ne regardant que les profondes traces que laissait le feldwebel. J’essayais de mettre les pieds exactement dans ses empreintes, mais le type était plus grand que moi, ce qui m’obligeait à faire à chaque pas un grand écart. J’évitais de regarder l’horizon, qui, en raison de son éloignement, me paraissait immense. Un maigre bois de bouleaux masqua bientôt le convoi à nos yeux.
Dérisoires de petitesse, nous avancions toujours dans cette immensité blanche. Je me demandais bien où notre sous-officier comptait trouver sa fameuse main-d’œuvre. Il y avait maintenant près d’une heure que nous nous épuisions. Soudain, dans le calme absolu des paysages de neige, un grondement progressif arriva à nos oreilles. Nous nous arrêtâmes.
— Nous ne sommes plus très loin, se contenta de dire notre mère poule. Dommage, nous allons manquer celui-là !
Je ne comprenais pas trop ce qu’il voulait dire ; mais le bruit se faisait plus précis et j’aperçus sur notre gauche un trait noir s’étirer sur la neige. Un train !… Il y avait donc une voie ferrée tout près. Comme elle n’était pas surmontée des traditionnels fils électriques qui suivent les rails en général, je n’avais rien remarqué. Je ne voyais pas très bien ce qu’on pouvait faire d’un train. Peut-être transborder notre chargement ?
Le convoi passa très lentement à cinq cents mètres devant nous. Il était long ; de place en place, une des cinq locomotives qui y étaient attelées crachait une bouffée de vapeur imposante qui s’estompait pourtant comme par enchantement. Ce convoi devait être muni d’un dispositif spécial pour chasser la neige. Un quart d’heure plus tard nous étions au bord de la voie.
— Il passe ici beaucoup de trains de ravitaillement pour nos troupes, dit le feldwebel. Ils sont formés de wagons de matériel et aussi de quelques voitures de voyageurs pour les civils russes. Nous arrêterons le prochain et nous prélèverons la main-d’œuvre parmi les Russes.
J’avais enfin compris.
Il n’y avait plus qu’à attendre. Nous nous mîmes à marcher de long en large, histoire de conserver notre chaleur. De toute façon, la température s’était adoucie ; il ne devait pas geler à plus de 10° au-dessous de zéro. Il est d’ailleurs assez incroyable de voir comme on s’habitue à une température de -20°. Le froid nous semblait très supportable. Des soldats pelletaient la neige en pull-over et encore ils transpiraient. Il est vrai que je ne connais personne pour encaisser les souffrances, qu’elles soient causées par le froid, la chaleur ou n’importe quoi, mieux que les Allemands. Les Russes étaient tous plus frigorifiés les uns que les autres. En ce qui me concerne, je ne puis les critiquer : je vivais dans un grelottement quasi perpétuel.
Un premier train nous passa sous le nez sans s’arrêter. Notre feldwebel, qui avait fait force gestes pour l’amener à stopper, était furieux. Du train, des militaires nous avaient crié qu’ils avaient ordre de ne s’arrêter sous aucun prétexte.
Dépités, nous avancions dans le sens des convois qui venaient de passer. De toute façon, notre route devait être parallèle aux rails ; il nous suffirait de marcher perpendiculairement à la voie ferrée pour retrouver notre compagnie. L’ennui est que nous étions loin de la cuisine et que l’heure de la distribution avait déjà dû sonner. J’avais bien dans une des poches de ma capote deux tranches de pain de seigle, mais je n’osais les sortir de peur d’avoir à les partager. Les deux soldats avec qui j’avais poussé la neige devaient se connaître depuis quelque temps, ils parlaient entre eux et ne se quittaient pas. Le sous-off allait seul loin devant nous et je fermais la marche. Il y avait un bon moment que nous marchions. Maintenant, la voie s’enfonçait entre deux talus bordés de très maigres arbrisseaux. Les rails filaient tout droit à l’infini ; si un train était arrivé, nous l’aurions aperçu à dix kilomètres. À l’entour, les petits arbres devenaient plus denses et s’étendaient plus au loin.
Il y avait à peu près trois heures que nous avions quitté notre compagnie. Sur la neige tout se distingue très bien : depuis un moment, j’apercevais une masse noire à environ cinq cents mètres, de l’autre côté de la voie. Dix minutes plus tard, nous distinguions nettement une baraque, et déjà notre sous-off se dirigeait vers elle. Ce devait être une cabane de cheminots ou quelque chose de ce genre. La voix de notre chef s’éleva.
— Hâtez-vous ! Voilà un abri, nous attendrons là-dedans.