Le froid aigu est toujours du voyage. Même les dernières émotions ne sont pas parvenues à nous le faire oublier un instant. Peu de temps après, nous retrouvons l’unité divisionnaire dans un bourg assez important qui porte le nom de Boporoeivska, si mes souvenirs sont exacts. Tranchées, chevaux de frise, des compagnies de pontonniers aidés de la Todt s’activent à miner tout le secteur. D’autres régiments d’infanterie ont également rejoint ce point. Une unité de blindés, équipée de Tigerpanzer, est là aussi. Une douzaine de ces monstres immobiles semblent assister en ricanant au passage de notre matériel reformé. La présence des Tigre rassure tout le monde. Ce sont de véritables forteresses d’acier qu’aucun char russe ne peut concurrencer. Leur long tube de 88 est d’une précision parait-il infaillible.
Boporoeivska abrite un certain nombre de fonctionnaires militaires de la Wehrmacht, qui semblent surpris de se trouver subitement sur le champ de bataille. Leur humeur est exécrable et l’on croit même déceler un certain mépris de leur part. Les bureaucrates ne nous pardonnent peut-être pas de battre en retraite. Pour eux, la Russie n’est rien d’autre que ce bled organisé où l’on peut s’abriter du froid, où l’on mange à sa faim en établissant des rapports sur la répartition des marchandises vers le front, peut-être aussi de charmantes soirées avec les Ukrainiennes qui n’ont pas l’air de manquer par ici. Ces dames et demoiselles semblent d’ailleurs préparer quelque départ rapide en compagnie de ces messieurs vers un lieu éloigné et plus tranquille. C’est sans doute à nous autres que va échoir l’honneur de défendre les paillasses de ces ronds-de-cuir. Cette constatation nous exaspère et des bagarres vite réprimées éclatent. Mais, finalement, nous sommes trop crevés et trop transis pour démêler un tel problème. Nous occupons avec une grande satisfaction les isbas encore chaudes qu’on nous désigne. Il y a là à bouffer, à boire et la possibilité de se laver à l’eau chaude. L’éclairage est rare, mais les foyers, que nous alimentons avec tout ce qui nous tombe sous la main, éclairent violemment ce paradis retrouvé. Deux heures après notre arrivée, chaque cantonnement a fait fondre des mètres cubes de neige qui procurent des hectolitres d’eau chaude. Tout le monde est à poil et se décrasse à qui mieux mieux avec cette flotte bénie. On trempe les pantalons, les caleçons merdeux, les chemises, les vareuses ; tout y passe avec une fièvre qui frise la panique. Le temps du paradis sera certainement éphémère et chacun essaie d’en profiter au maximum. Un lascar ramène même une caissette pleine de fines savonnettes pour la toilette. C’est la joie ! On délaie celles-ci dans les plus grands baquets. Les rigolades, que l’on n’entendait plus depuis pas mal de temps, fusent à nouveau.
À tour de rôle, montre en main, les landser se partagent le bain parfumé et mousseux. Deux minutes chacun, le cul dans la mousse. Il ne faut pas abuser ! L’eau déborde et envahit la grande salle où gesticulent une trentaine de biroutes. On remet de l’eau dans les baquets pour maintenir le niveau. Le manque de lumière nous empêche de constater que la mousse tant appréciée devient grise à force de crasse. Les poux périssent noyés, de la même mort odorante vantée par un produit français baptisé « Marie-Rose ». La furie des ablutions terminée, on vide les baquets dans un trou qu’un landser vient de faire à même le sol de terre battue de l’isba. Plus question de mettre le nez dehors. Il y gèle à -30 et tout le monde est à poil. Puis on défonce et on brûle les baquets. Le foyer a un appétit difficile à rassasier. Halls exulte et mâchouille un morceau de savon en braillant qu’il faut qu’il se décrasse aussi l’intérieur, les poux et la crasse y ayant pénétré.
— Maintenant, ils peuvent y venir, les popovs, je me sens un autre homme, braille-t-il.
La porte s’ouvre brusquement, laissant entrer un froid d’une rigueur surprenante. Tout le monde gueule. Deux soldats sont là, les bras chargés de choses délicieuses. Nos yeux éberlués regardent cet envoi du ciel que les gars déposent sur un tas de capotes humides. Boîtes de conserve, chapelet de Wurst odorantes, pains d’épice, boîtes de sardines importées de Norvège. Un bloc comme un pavé brun roule à terre : du lard fumé ! Huit ou dix bouteilles : schnaps, cognac, vin blanc de la vallée du Rhin. Cigares ! Inimaginable ! Et les gars continuent à vider les grandes poches de leur capote. Les hourras font vibrer la cambuse !
— D’où sortez-vous ces trésors, demande en larmoyant un type.