— Ces vaches de bureaucrates se la coulaient douce ici. Je n’ai jamais vu une telle nourriture à la popote de ce maudit Grandsk (Grandsk est le cuisinier de la compagnie). Ces vaches-là gardaient ça pour eux et s’apprêtaient à lever le pied avec ! Vous vous rendez compte ! Nous avons fait un petit prélèvement. Ils sont furieux et parlent de rapport. Possession personnelle, prétendent-ils ! Où se croient-ils ? Ah ! Ah ! rapport au cul. M’en fous, il y a trop longtemps qu’on la saute.
Tout le monde jubile et tripote les denrées exquises. Halls a les yeux hors de la tête.
— Mettez ma part de côté, halète-t-il en enfilant sa tenue encore trempée. Je vais voir cela. Je vais en ramener d'autres. Ces cochons ne vont pas nous laisser la charge du front en emportant leurs friandises, nom de Dieu !
Halls s’est vêtu d’un eiderdaunen soviétique et se précipite dans le froid coupant. Solma en fait autant. Solma est un jeune garçon d’origine hongro-allemande, entré à la « Gross Deutschland » à peu près dans les mêmes conditions que moi. Tandis que les deux fureteurs partent à la recherche d’un nouveau trésor comestible, le partage est confié au pasteur Pferham, aidé de l’obergefreiter Lensen et de son second au Panzerfaust, Hoth. On ramollit le lard à grands coups de plat de pelle-pioche, car il résiste aux baïonnettes mal affûtées. Pferham, qui a dû égarer ses convictions religieuses en même temps que son tapecul (petit sac réglementaire reposant sur les fesses) dans le passage du Dniepr, jure comme un païen.
— Dire que cette baïonnette qui a déjà fourgonné des tripes est mise en échec par un quartier de lard, nom de Dieu !
— Va emprunter de la dynamite chez la Todt, gueule quelqu’un, mais grouille-toi !
L’étonnante camaraderie de la Wehrmacht ne triche pas, chacun a sa part. La guerre a lié tous ces hommes venus de régions bien différentes, issus de niveaux tout aussi différents et qui se seraient peut-être curieusement méprisés dans d’autres circonstances. L’infortune du moment ramène tous ces cas dans une symphonie héroïque où chacun se sent un peu responsable de ce qui peut arriver à l’autre. L’attitude des fonctionnaires, que l’atmosphère de la paix a préservés, nous étonne plus qu’elle ne nous scandalise. Les victuailles dérobées ont une saveur légitime. L’esprit d’ordre du national-socialisme demeure encore vivace parmi ses défenseurs. Ceux qui s’approprient ces vivres alors que les combattants meurent parfois de faim semblent appartenir à une autre espèce. Pferham en parle tout en dégustant. Il compare ces fonctionnaires aux bourgeois à qui Hitler fait allusion dans son
Les parts de Halls et de Solma demeurent dans leurs casques retournés comme des pots de fleurs. Les bouteilles se vident tandis que les chants montent. Les copains partis à la recherche d’un complément ne rentrent pas. Dehors le froid sévit avec plus d’âpreté. Halls maudira trois fois son audace. Il s’est fait épingler avec Solma en train de chaparder le cognac d’un fonctionnaire gradé. Six jours d’arrêts pour l’un et l’autre.
Nuit de Noël 43. Le vent hurle dans le labyrinthe des Graben au nord de la défense de Boporoeivska. Deux compagnies occupent les postes préparés par la division de sécurité et l’organisation Todt, qui, depuis, se sont repliées à l’ouest, au-delà de la frontière de Bessarabie. Il y a quarante-huit heures que nous occupons ces taupinières bétonnées de glace. Le front semble solide et une grande bataille va sans doute se dérouler. Le bouleversement du front du sud nous a contraints à cette dernière retraite pour nous regrouper sur cette ligne. L’énorme coin soviétique remonte vers nous avec sa lenteur habituelle de rouleau compresseur, mais d’une façon inexorable. Nous n’en ignorons rien et le renforcement continuel de nos secteurs laisse prévoir un grand heurt.
Nous montons maintenant la garde sur un terrain fait de grands vallons boisés. Des chars, servant d’artillerie mobile, occupent ses sous-bois givrés. Heures d’attente angoissantes, froid hallucinant qui déshabille les troncs de leur écorce. Tout le stock de vivres que renfermait Boporoeivska a été dilapidé. Le commandant a fermé les yeux et nous a laissé deux jours de bombance, devinant probablement le drame imminent dont nous allions être les acteurs.