L’heure du décrochement arrive. Les Soviets n’ont pas apparu et l’acier des armes givrées n’a pas eu l’occasion de s’échauffer au contact des explosions. Cet acier semble avoir des reflets plus bleus sous l’effet du froid horrible, il semble cassant comme du verre. Les hommes se rassemblent, sans réaction. Un combat déloyal les a rendus à demi fous. Si le Russe n’a pas opéré sur eux cette nuit, si leur mission n’a pas été couronnée d’une gloire même posthume, un autre combat aussi formidable a été livré. Celui de la grande nuit de l’hiver russe qui semble s’être alliée avec l’ennemi pour contribuer à notre anéantissement. C’est aussi celui de la fatigue et de la crasse. Celui des poux que l’on ne sent presque plus tant ils sont devenus un complément de soi-même. L’ennemi hiver a fait aussi ses victimes. À trois reprises, des détachements du dernier groupe de garde reviennent en portant des camarades inertes. Congestion, gelures généralisées, la faiblesse physique n’a pas réussi à surmonter l’importance du froid. Il est trop tard pour trois malheureux. Cinq autres seront ranimés à force d’alcool et de flagellations.
Dans le froid immobile de la nuit polaire, on ensevelit sous la neige les corps raidis. Un bâton, un casque, trois nouvelles sépultures sommaires sur cette terre de misère. Rien ne nous permet de nous arrêter, de nous attendrir. Ceux qui vivent encore, à leur propre étonnement, essaient de sortir de l’engourdissement général pour mettre en marche les moteurs mortifiés. Travail désespérant. Aucun démarreur n’émet un son.
L’adjudant Sperlovski s’acharne sur le quick de sa Zundapp qui résiste à ce qui reste des quatre-vingt-dix kilos de l’homme. Puis la pièce casse comme du bois mort. Le métal lui aussi semble atteint. Des feux s’allument sous les carters des Panzer. On doit dégeler lentement l’ensemble avant de tenter un quelconque démarrage, jurons, halètement des landser à bout de souffle. L’effort oblige une intense respiration, celle-ci congestionne les poumons qui chantent. Wesreidau s’impatiente lui aussi. Il a recouvert ses bottes d’étoffe récupérée au hasard de la retraite.
— Nous aurions dû faire tourner au moins une machine toute la nuit ! clame-t-il. C’est élémentaire. Notre négligence nous perdra.
Les landser écoutent celui que nous respectons sans changer d’attitude. Certains entrevoient sans doute cette perte à laquelle fait allusion le hauptmann comme une issue. À peu près une heure plus tard, la pétarade asthmatique d’un moteur se fait entendre. Un semi-chenillé a réussi à se mettre en route. On le fait chauffer un certain temps puis le conducteur s’acharne sur la boîte de vitesses qui n’en finit plus de se dégommer. Après deux heures d’efforts intensifs, la colonne se met en marche lentement. Il ne faut pas forcer le métal froid. Ordre des officiers. En attendant que l’ensemble atteigne une température minimum, la troupe suit à pied en claudiquant.
À midi, plusieurs pannes stoppent le convoi. Les durites de plusieurs véhicules ont crevé. L’alcool pur qui garnit les radiateurs les a détériorés. Il faut réparer, changer certaines pièces, que l’on a heureusement en stock, ou bien rafistoler. On en profite pour ouvrir les boîtes de conserve gelées. Viande à couper à la hache, purée de pois et de soja transformée en ciment à prise rapide, vin solidifié. Une heure de perdue. Le gros de la troupe devrait être rejoint une heure plus tard. Les communications radio l’affirment.
Nous franchissons le secteur d’une position de défense intérieure. Deux blockhaus de rondins environnés de trois ou quatre cabanes au ras de terre. Tout semble désert, aucun signal conventionnel ne se manifeste. Pourtant, d’un des blockhaus s’élève de la fumée. Ces sacrés territoriaux ronflent sans doute auprès d’un bon feu. Un détachement s’y rend. Cinq minutes plus tard, un homme revient en courant vers la colonne. Sa respiration fuse en nuages blancs autour de sa figure. Il s’arrête époumoné.
— Tout est détruit, Herr Hauptmann. Tout le monde est mort ! Affreux !
L’inquiétude se peint sur les visages gris. En regardant mieux nous apercevons les portes des isbas renversées, puis, là-bas, quatre ou cinq corps vers lesquels se précipitent trois des nôtres.
— Partisans, crient nos estafettes, six cadavres récents.
— On s’est battu ici, Herr Hauptmann. Ces bandits ont encore leurs armes à la main.
Un autre détachement visite le second blockhaus. Il y a une explosion retentissante. Un geyser de terre, de neige et de pièces de bois voltige au-dessus de l’édifice. Wesreidau insulte tous les dieux de la création. Il court lui aussi vers le bunker fumant. Nous le suivons. Trois hommes viennent d’être déchiquetés. Deux surtout sont méconnaissables. Le troisième râle, tout près, en pissant son sang à la hauteur des parties. À l’intérieur du retranchement, les restes des quatre hommes du poste tués au préalable se confondent avec le fatras.
— Attention ! mines, hurle Wesreidau.