Le mot passe de bouche en bouche. Les landser se sont arrêtés devant le second blockhaus et constatent le carnage sans oser y pénétrer.
Six hommes pratiquement nus et affreusement mutilés gisent dans leur sang gelé et noir. Certaines mutilations sont si horribles que chacun se tient à l’écart, figé, incrédule devant le spectacle. Deux soldats s’éloignent en se cachant le visage dans les mains. Ces hommes ont combattu devant Moscou, à Koursk, à Briansk, à Bielgorod… Ils ont vu des choses impensables mais jamais rien d’aussi affreusement gratuit.
Avec d’infinies précautions, une section dégage les dépouilles du sol d’immolation. Deux sont piégées par surcroît. Le charnier est recouvert de débris. Nous n’avons ni les moyens ni le temps de creuser la terre durcie.
Les hommes grondent. La guerre des partisans leur semble plus ignoble, plus illogique que tout ce qu’ils ont déjà vu. Wesreidau adresse un ultime adieu aux dix-huit massacrés. La troupe ôte bonnets, calots, casques et expose sa tignasse hirsute aux rigueurs du froid.
Le chant funèbre roule parmi le décor de l’âge de pierre, poussé par un millier de voix inharmonieuses. Sans fanfare, sans drapeau, mais avec une profonde consternation.
L’attitude des terroristes qui parlent de vengeance, détruit encore un peu ce que la guerre maudite a conservé de négociable. Les landsers ne l’admettent pas. S’ils peuvent encore supporter avec une abnégation héroïque le tourment des Graben, ils ne peuvent pas concevoir avec résignation l’agression sournoise des francs-tireurs.
La colonne s’ébranle à nouveau. Les hommes qui passent devant le sanctuaire aperçoivent une pancarte grossière qui surplombe le monticule. Cette pancarte porte, tracée avec un morceau de bois charbonneux, l’inscription « Rachsucht ».
Nous nous véhiculons pendant une autre petite heure. La neige atténue le bruit de ferraille des blindés mais répercute par contre les bruits lointains. Le crépitement d’armes automatiques nous parvient. Wesreidau, en accord avec les deux autres officiers de la colonne, donne l’ordre de stopper. Le bruit nous parvient avec plus de netteté. On se bat à cinq ou six kilomètres à l’ouest. Ordre de marche accélérée. Les quelques petits chars légers que nous possédons voudraient bien partir en avant pour voler à la rescousse. Mais nos officiers n’ont pas le droit d’abandonner la colonne. Tout doit suivre, et les chars-tracteurs traînent chacun trois traîneaux russes bondés d’hommes et de matériel. Les semi-chenillés aident les camions qui n’en sortiraient jamais seuls. Je suis d’ailleurs sur un de ces traîneaux. Le troisième d’un attelage. Derrière nous, est encore attelé un gros side-car dont la boîte de vitesses est défaillante. Les vaillants petits chars ont accéléré leur marche et entraînent tout ce cortège à leur suite au grand péril de leur mécanique. Les crépitements se font plus audibles encore. Nous nous rapprochons. Wesreidau fait stopper brutalement le convoi. Il saute à terre et vérifie des cartes. Tous les occupants des traîneaux sont conviés à le suivre. Je me trouve une fois de plus dans le coup. Les Panzer décrochent leurs remorques et filent vers le point indiqué. Nous suivons au grand trot. Wesreidau à bord d’un gros side-car B.M.W. nous encourage du geste. Un steiner avec un mortier de 80 fonce en dérapant parmi un tourbillon de neige.
Hors d’haleine, nous trottinons en bordure de la piste derrière les chars qui nous ont sacrément distancés. Le groupe blindé entre en contact dix minutes avant nous. Le hachement de leurs mitrailleuses déchire l’air glacé avec un bruit plus grand que d’habitude. Le side-car revient vers nous et virevolte devant les premiers de ligne.
— Déploiement en tirailleurs dans la forêt !
Nous nous exécutons. Certains demeurent auprès du side-car qui est allé se loger dans une fondrière de neige. Il faut l’en sortir. Nous cavalons parmi les troncs droits comme des mâts de bateaux. La neige vierge crisse et craque par grandes plaques sous notre poids. Les chars ne sont plus visibles. Ils poursuivent vraisemblablement un ennemi qui s’enfuit.
Nous n’établissons quant à nous aucun contact. Une fusée nous rappelle vingt minutes plus tard auprès du fortin. Identique aux précédents, celui-ci est chargé d’une surveillance intérieure auprès de la piste que nous suivons et qui est en temps normal assez fréquentée.