Pourtant trois Staline ont réussi à franchir le barrage et foncent dans un grand bruit de chaînes et d’échappement vers le bourg. Avec un élan méritoire ils essuient sans ralentir le feu des trente-sept antichars. Mais les Tigre embusqués, avec leurs terribles 88 longs, les ajustent. Avec une fantaisie digne des films américains, les trois chars ennemis sont touchés à la première salve. L’un d’eux se renverse et explose. Un autre s’arrête pile comme un sanglier touché au défaut de l’épaule. Le troisième enfin a encaissé mais vire sans ralentir. Il offre son flanc aux mitrailleuses antichars qui le déshabillent de toutes ses pièces en relief. Il décrit un cercle cassé par des virages successifs pour faire demi-tour. Carrousel dramatique qui laisse les servants de nos pièces béats d’appréciation. Le Russe, dans une volonté de survivre, pique inconsidérément vers la zone des mines. Une série d’explosions arrache tout son système de chenille gauche. Il se couche sur le flanc comme un animal vaincu. Une fumée noire fuse de ses entrailles. Avec elle, deux silhouettes émergent de l’incendie. Deux survivants de l’incroyable chevauchée. Les doigts raides de froid ne pressent pas les gâchettes. Les deux Ruskis ont le pistolet au poing et songent encore à se défendre. Surpris de ne pas entendre la mitraille, ils font quelques pas puis jettent leurs armes et lèvent les mains. Un instant après, ils franchissent les premières lignes allemandes. Les landser les regardent comme des héros et des sourires s’esquissent. Les Ruskis répondent en souriant aussi. Ils découvrent leurs dents blanches comme le font les nègres. Ils sont conduits vers une isba chaude où deux ou trois verres de schnaps les remettront de leurs émotions. L’attitude des deux héros nous semble si éloignée de celle des partisans que nous n’éprouvons pour eux aucune haine. Lensen les suit du regard et ajoute :
— Si Wiener était là, il irait probablement trinquer avec eux et déballerait toutes ses connaissances de la langue russe.
Dans la nuit qui suit, les patrouilles vont replacer des mines. La guerre des mines remplacera de plus en plus le feu de nos lignes insuffisantes ou absentes. Le lendemain, renforcement général du front. Deux régiments roumains et un bataillon hongrois partagent la goulache de la Wehrmacht. On annonce l’appui d’une escadre de chasseurs bombardiers dont les bases doivent se situer à proximité de Vinitza.
— Le gros coup, constate Pferham, je n’aime pas beaucoup cela.
Contradiction de l’obergefreiter Lensen qui, lui, se réjouit de nos forces sans cesse amplifiées. Pour lui, la marée russe doit échouer ici. L’idée que sa Prusse puisse tomber un jour prochain aux mains de l’ennemi ne l’effleure même pas. Il est vrai que personne, en fait, ne peut imaginer un tel désastre.
Cinq jours passent encore. Des patrouilles aériennes allemandes prouvent que l’histoire des chasseurs bombardiers n’est pas une chimère. Les Russes aussi se concentrent, et leur brouhaha est parfois audible la nuit. Le froid, hélas ! ne tarit pas. Le temps devient plus clair et laisse présager les records du gel de janvier et février 44. Fort heureusement l’organisation du front a sensiblement repris, et les quartiers aménagés permettent un repos décent aux troupes que l’on relève sans cesse.
Mais, une nuit, les Russes envoient une vague de Mongols sacrifiés à l’assaut de nos positions. Ils sont destinés à déminer le terrain par leur propre passage. Les Russes préfèrent économiser leurs chars et sacrifier les hommes, qui ne leur font pas défaut.
L’attaque soviétique échoue, mais le camarade Staline n’en demandait pas tant. Le champ de mines se consume avec le passage des meutes vociférantes. Rideau de feu blanc et jaune, affreux carnage que les mitrailleuses fouillent à la recherche de ce qui a pu survivre. Le gel vitrifie les monceaux de cadavres qui normalement empuantiraient l’atmosphère à dix lieues à la ronde.
L’artillerie russe n’a même pas aidé les Mongols, ce qui renforce notre déduction. Les patrouilleurs allemands tentent à nouveau d’aller reminer le terrain, mais les tireurs moujiks veillent et en interdisent l’approche. Un minage superficiel est installé au prix de pertes regrettables. Il ne faut plus compter sur les « gamelles plates » pour préserver nos premières lignes.
Un autre soir, alors que le froid atteint des proportions dramatiques, les rouges lancent une nouvelle attaque. La Wehrmacht et ses autres unités regagnent leurs postes par 43e au-dessous de zéro. Des syncopes dues au froid frappent dès le début. Les hommes s’immobilisent sans même pouvoir crier, absolument paralysés par la température. Plus rien ne semble possible. Nous avons enduit nos mains et nos visages de la graisse destinée aux moteurs. Nos gants usagés qui recouvrent cette mélasse rendent difficile le moindre geste. Les chars, qui ne parviennent plus à démarrer, balaient l’espace de leurs longs tubes comme des éléphants pris dans une trappe.