C’est la nuit de Noël. En dépit des rudes conditions qui nous ont faits à cette vie de sauvage, l’émotion nous envahit comme des gosses longtemps privés d’une grande joie. Mille souvenirs étincelants planent sous les casques d’acier, derrière les visages silencieux. Certains parlent du temps de la paix, les autres de leur enfance si proche et ils essaient de cacher leur émotion en affermissant leur voix. Rêves dérisoires qui courent dans ces fossés remplis d’hommes destinés à y jouer leur vie. Wesreidau fait sa ronde et converse avec ses hommes. Mais ses paroles semblent déranger les songes et le grand hauptmann se réfugie à son tour dans les siens. Il a lui aussi des enfants auprès desquels il aimerait être, sans aucun doute ; son regard va d’un groupe silencieux à l’autre. Il s’arrête parfois en fixant le ciel qui s’est fait clair. Le givre brille sur son long manteau comme les décorations sur un sapin de Noël.
Quatre jours passent sans que nous ayons autre chose à supporter que le froid. Les sections en ligne sont continuellement relevées. Les nuits insupportables sont partagées en deux relèves. Les congestions sont de plus en plus nombreuses. Les gelures ne se comptent plus. À deux reprises j’ai été ramené à l’abri d’une isba chauffée et ranimé in extremis. Les crevasses envahissent le visage et notamment les commissures des lèvres. Heureusement la nourriture est suffisante. Des ordres spéciaux ont été donnés aux cuisiniers des popotes. Maximum de matière grasse à distribuer aux combattants. Le ravitaillement arrive régulièrement, permettant à Grandsk de nous préparer des soupes gluantes de margarine synthétique.
C’est écœurant au possible mais efficace. La découverte de certaines popotes russes nous l’a appris. Et puis il y a le sauna, remède de cheval qui n’épargne pas les déficients. Nous passons de l’ébullition à la douche froide. Le traitement menace d’arrêter le cœur tant il est violent. Néanmoins, tout comme la soupe de Grandsk, il est efficace. Après on se sent mieux !
— Profitez-en, clame notre cuistot, les marmots d’Allemagne se privent de tartines pour vous.
C’est, hélas vrai ! Les restrictions sont de plus en plus sévères ainsi que me l’explique Paula dans une lettre qui a mis seulement six jours à me parvenir. Il est vrai que nous nous rapprochons sérieusement de la mère patrie. Le chemin à parcourir est chaque semaine moins important. Bientôt l’Allemagne aux abois ne nous enverra même plus de margarine. Il faut encore s’estimer heureux, comme dit Grandsk.
Un matin, les sifflets d’alerte nous tirent de l’isba surchauffée où nous roupillons comme des sonneurs. Patrouille de chars soviétiques à deux kilomètres de Boporoeivska. Coup d’assommoir glacé en sortant. Chacun galope vers un point précis.
Nous ne sommes pas encore en place que de sourdes détonations secouent à l’ouest l’air raréfié. Les chars russes, fonçant comme des taureaux furieux, se sont empêtrés dans les champs de mines. À leur tour, les pilotes moujiks connaissent la carbonisation.
À la jumelle, nos observateurs surveillent leur panique. Presque tous reculent sur leurs propres traces devant notre artillerie silencieuse. Nos canonniers laissent aux mines, que les pontonniers ont savamment disséminées sur le terrain, le loisir de détruire l’ennemi. Notre propre tir risquerait de désorganiser ces pièges.