Mon survêtement avait totalement disparu, laissait apparaître le feldgrau brûlé de ma capote. J’avais récupéré une arme dans ma précipitation et il se trouvait que cette arme était russe. Pour Lensen, c’était clair : les Ruskis avaient dépassé ma position, ne m’avaient pas aperçu ou m’avaient cru mort. Dans un corps à corps désespéré, j’avais désarmé un adversaire et, avec cette arme, j’avais réussi à me frayer un passage jusqu’à nos lignes.
— Tu es encore dans un état comateux, insista-t-il. Les souvenirs te reviendront ensuite, je ne vois pas d’autre explication.
La version de Lensen était avantageuse. Personnellement, je ne gardais que des souvenirs impalpables, impressionné par mille lueurs, mille fracas inconcevables et d’un désordre machiavélique qui m’empêchait de situer l’étoile polaire. Peut-être Lensen essayait-il tout simplement de se faire pardonner son attitude de l’autre soir…
Au crépuscule, qui se situait au milieu de l’après-midi, le deuxième front du Dniepr fut abandonné. Tandis que, plus au sud, l’énorme poussée russe, dont nous n’avions en fait que ressenti les contrecoups, déferlait parmi les unités allemandes et roumaines, nos colonnes clairsemées lâchaient le terrain, abandonnant le matériel inutilisable ou intransportable. Les régiments de la « Gross Deutschland division » évacuaient leurs positions quasiment à pied et dans un silence relatif, l’échine courbée et suppliant le ciel d’ardoise que l’ennemi ne se lance pas immédiatement à leur poursuite.
Chapitre XIII
La troisième retraite
Nos prières furent exaucées, et cette première marche nous permit de faire une cinquantaine de kilomètres sans être importunés. Nous fûmes désagréablement surpris de ne pas trouver d’autres lignes de repli et de contrefront sur cette distance. À l’exception de quelques postes de surveillance territoriale, dont les types durent, à leur étonnement, plier bagages avec nous, aucune défense sérieuse ne fut rencontrée. Les Russes allaient maintenant pouvoir poursuivre leur avance sans coup férir.
Le second jour de cette troisième retraite, la partie la plus mobile de notre bataillon demeura sur place pour servir de troupe de couverture. Quelque deux mille hommes, parmi lesquels je me trouvais, furent disséminés aux environs d’un village ne portant aucun nom sur les cartes d’état-major. Ses habitants avaient fui à notre arrivée dans l’épaisse forêt contre laquelle s’adossait le village. Nous demeurâmes là avec un matériel assez léger mais motorisé. Quatre chars minuscules qui avaient peut-être été efficaces lors de la campagne contre la Pologne, mais dont les T‑34 ne feraient qu’une bouchée. Leur armement se bornait à une mitrailleuse jumelée et un lance-grenades. Ces engins étaient, en fait, surtout utilisés comme tracteurs des douze traîneaux qui constituaient notre train. Quatre véhicules semi-chenillés formaient eux aussi des postes de mitrailleuses antichars et servaient également à arracher nos cinq ou six camions aux fondrières de neige. Trois side-cars énormes, du type « Zundapp Russie » patinaient dans la poudre blanche qui bloquait bien souvent la roue avant entre le garde-boue et le pneu. La puissance de leur moteur permettait de dégager la roue arrière et celle du side également motrice, le tout se propulsait en zigzaguant dans le rugissement d’échappement des flat-twin. La roue directrice bloquée servait de patin de direction, un peu comme sur les bobsleighs. Trois Paks venaient affermir la défense de notre barrage. Avec ce matériel tout juste adapté à la chasse aux partisans et auquel s’ajoutaient les armes d’infanterie classique, P.M., mortiers. F.M., grenades… nous avions ordre de stopper trois divisions russes dotées de plusieurs régiments blindés pendant vingt-quatre heures. Ensuite, l’ordre était de décrocher même si notre entreprise avait été un triomphe !…
Sur l’ensemble de notre secteur, dont le front représentait une centaine de kilomètres, des groupes analogues au nôtre demeuraient sur place tandis que le gros de la troupe refluait à marche forcée.