Dans notre charrette à flanc de colline, nous avons vu la plaine dénudée qui entourait Centre-Vox devenir le décor d’une apocalypse. Les armées des Fermiers avaient commencé à battre en retraite dès qu’elles avaient entendu les sirènes. Quand elles se sont aperçues que les avions approchaient, elles ont aussitôt lâché leurs piques de fortune et rompu la formation, mais les appareils de guerre voxais ont continué impitoyablement, passant comme des oiseaux de proie au-dessus des rangs de leurs ennemis. Ils se servaient d’une arme que je ne connaissais pas : elle projetait de puissants fronts d’onde qui parcouraient le paysage avant de disparaître comme des éclairs d’été en laissant dans leur sillage des corps carbonisés et des élévations coniques de terrain fumant. Cela produisait un bruit d’expiration sismique, assez puissant pour que je le sente dans ma cage thoracique. Les sirènes de guerre continuaient à gémir comme des géants en deuil.
Un court instant, il a semblé que nous pourrions être en sécurité sur cette colline, puis un des avions a viré à proximité, comme s’il venait de nous repérer, tandis que le vent nous apportait la puanteur de la fumée et de la chair brûlée. Nos gardes s’étaient volatilisés, ils couraient vers les bois, à l’exception de Choï Creuseur qui semblait paralysé. J’ai croisé son regard. Il était manifestement terrifié. J’ai tendu mes mains liées vers lui en espérant qu’il comprendrait mon geste :
Choï Creuseur a tourné le dos.
«
Allison a marmonné un mot voxais qui signifiait peut-être « merci ». Je ne saurais pas traduire la réponse du Fermier, mais son ton était clairement du style « allez au diable ».
En bas, sur la plaine, le carnage se poursuivait. L’odeur infecte de la chair humaine en train de frire s’intensifiait à en donner la nausée. Choï Creuseur a imité ses amis qui se précipitaient vers les arbres, mais s’est arrêté net quand une ombre a masqué les lumières de Centre-Vox au loin : un des appareils voxais nous survolait lentement à basse altitude. Il y a soudain eu de la lumière tout autour de nous, si brillante que l’air lui-même a semblé blanchi à la chaux. Une voix amplifiée a lancé en voxais des ordres incompréhensibles. « Restez tranquille, a dit Allison en posant la main sur mon bras. Ne bougez pas. »
C’est notre tenue qui nous a sauvés, nos tuniques jaunes graisseuses, tachées de sang et usées par la route.
Le Réseau avait été rétabli, aussi l’implant limbique d’Allison aurait-il pu avertir les forces voxaises de notre présence. Mais les Fermiers l’avaient détruit et je n’en avais pour ma part jamais eu, aussi rien n’aurait-il dû nous distinguer dans cette hécatombe.
Rien à part nos vêtements. De microscopiques émetteurs radio insérés dans le grossier tissu nous identifiaient (du moins, ce que nous portions) comme des survivants de la mission de récupération dans le désert. Cela a suffi pour nous valoir un sursis. L’appareil s’est posé, une porte s’est ouverte d’un coup et des soldats en tenue ont jailli pour nous cerner, armes braquées.
Choï Creuseur s’est retrouvé dans ce cercle. Semblant comprendre qu’il ne lui restait plus qu’à se rendre, il s’est jeté à genoux avec les mains sur la tête, geste déjà bien connu sur les champs de bataille dix (ou vingt) mille ans plus tôt. Les militaires voxais n’ont pas relevé leurs armes tandis qu’Allison balbutiait une explication ou une demande.
Après une brève délibération, les soldats ont désigné leur avion. « Ils nous emmènent à Centre-Vox, m’a dit Allison d’une voix dans laquelle perçait le soulagement. Ils ne sont pas sûrs que je dise la vérité, mais ils savent qu’on n’est pas des Fermiers. »
Ils savaient aussi que Choï Creuseur en était un, lui, et l’un des soldats a pointé une arme sur sa tête.
« Je ne vais nulle part tant que cet homme n’aura pas baissé son fusil, ai-je protesté. Dites-le-lui. »
Au milieu de toute cette tuerie, s’indigner de l’exécution sommaire de Choï Creuseur était peut-être ridicule, mais, même à contrecœur, celui-ci avait risqué sa vie pour nous libérer. Je n’avais aucune envie de le voir exécuté.
Allison m’a regardé d’un air étrange, mais a correctement évalué mon humeur. Elle a aboyé une traduction.
Le soldat a hésité. Je suis allé relever le Fermier. Je le sentais qui tremblait sous mes doigts. « Courez », lui ai-je conseillé.