— Pour deux raisons. La première est circonstancielle. Il paraît évident qu’Orrin n’est pas l’auteur, mais dans ce cas, pourquoi rechigne-t-il à en parler, et pourquoi voulez-vous savoir ce que j’en pense ? La seconde est professionnelle. J’ai discuté avec beaucoup de personnes souffrant de divers troubles de la personnalité et j’ai appris à ne pas me fier à mes premières impressions. Les psychopathes peuvent se montrer charmants et les paranoïaques sembler agréablement raisonnables. Le comportement particulier d’Orrin pourrait être un réflexe acquis, voire un subterfuge délibéré. Il veut peut-être se faire passer pour moins intelligent qu’il l’est. »
Bose lui adressa alors un étrange sourire, agaçant d’ambiguïté. « Bien. Excellent. Et le texte lui-même ? Vous en pensez quoi ?
— Je ne me prétends pas critique littéraire. Mais en le considérant comme la production d’un patient, je ne peux m’empêcher de remarquer qu’il parle beaucoup d’identité, et même d’identités mélangées. Il y a deux narrateurs à la première personne, voire trois, puisque la fille n’arrive pas à décider qui elle est vraiment. Et même le narrateur masculin est quasiment dépouillé de son passé. En dehors des personnages, il y a cet intérêt grandiloquent pour les Hypothétiques et pour la possibilité d’interagir avec eux. Dans la vraie vie, quand les gens affirment parler aux Hypothétiques, c’est un marqueur de diagnostic de schizophrénie.
— Vous voulez dire qu’Orrin, si c’est lui qui a écrit ça, pourrait être schizophrène ?
— Non, pas du tout : je dis juste qu’il est possible de lire le document de cette manière. En fait, ma première impression sur Orrin est qu’il pourrait se trouver quelque part dans le spectre autistique. Ce qui me donne une raison supplémentaire de ne pas écarter complètement la possibilité qu’il soit l’auteur de ce texte. Les autistes de haut niveau sont souvent éloquents et précis à l’écrit, malgré leurs graves inhibitions dans les interactions sociales.
— D’accord, dit Bose d’un ton songeur. Bien, ça m’est utile. »
On leur apporta leur repas. Bose avait commandé un club sandwich et des frites. Sandra trouva fiasque et décevante sa salade composée au bacon et au poulet, aussi ralentit-elle au bout de quelques bouchées. Elle attendit que Bose dise quelque chose de plus instructif que « d’accord ».
Il essuya un peu de mayonnaise sur sa lèvre supérieure. « Ça me plaît, ce que vous avez dit. Ça tient debout. Ce n’est pas du jargon psychiatrique.
— Super. Merci. Mais… donnant donnant. Vous me devez une explication.
— Je voudrais d’abord vous remettre ça. » Il poussa une enveloppe en papier kraft dans sa direction. « C’est un autre épisode du document. Pas une transcription, cette fois : une photocopie de l’original. Un peu difficile à lire, mais plus révélateur, peut-être. »
L’enveloppe était d’une épaisseur abominable. Non que Sandra avait envie de la refuser, sa curiosité professionnelle ayant été piquée. Ce qui lui déplaisait, c’était que Bose rechigne encore à lui dire ce qu’il attendait d’elle. « Merci, mais…
— Nous pourrons en discuter plus tranquillement une autre fois. Ce soir, peut-être ? Si vous êtes libre ?
— Je suis libre, là. Je n’ai pas encore terminé ma salade. »
Bose baissa la voix. « Le problème, c’est qu’on nous observe.
— Pardon ?
— La femme dans le box derrière les plantes en plastique. »
Sandra pencha la tête et faillit éclater de rire. « Oh mon Dieu ! » Puis, à voix basse, elle aussi : « C’est Mme Wattmore. Une infirmière du State Care.
— Elle vous a suivie ici ?
— C’est une fouineuse invétérée, mais ça ne peut être qu’une coïncidence.
— Eh bien, notre conversation l’intéresse beaucoup. » Il mima quelqu’un en train de tendre l’oreille.
« Typique d’elle…
— Donc… ce soir ? »
On peut aussi changer de table, se dit Sandra. Ou simplement parler à voix basse. Elle ne le suggéra pas pour autant, car peut-être Bose se servait-il de ce prétexte pour la revoir. Ce qu’elle ne savait pas trop comment interpréter : Bose était-il un collègue, un collaborateur, un ami potentiel, voire (comme le soupçonnait à coup sûr Mme Wattmore) un amant potentiel ? La situation était ambiguë. Et peut-être excitante, du coup. Sandra n’avait pas eu de liaison depuis qu’elle avait rompu avec Andy Beauton, un collègue médecin du State Care victime l’année précédente de la réduction d’effectifs. Depuis, son travail l’avait complètement accaparée. « D’accord. Ce soir. » Elle fut rassurée par le sourire qu’il lui adressa. « Mais il me reste une heure de pause-déjeuner.
— Parlons d’autre chose, alors. »
D’eux, en l’occurrence.