Le conducteur ouvre sa portière et saute de la cabine. Il constate le désastre, trouve le couteau et, d'instinct, regarde autour de lui. Mais le San-A bien-aimé est déjà à plat bide dans la poussière derrière ses cailloux.
La double porte arrière du véhicule s'ouvre et un type vêtu de blanc passe la tête à l'extérieur. Je pige alors que le camion est une infirmerie ambulante. Le docteur demande des explications au chauffeur. Ce dernier explique, en ponctuant de gestes vifs, qu'il a éclaté à la suite de la mauvaise rencontre que son pneu vient de faire. Il désigne l'horizon où s'élève le blanc nuage des autoroutiers et, en chinois et en gesticulant, fustige la négligence du cantonnier qui a perdu ce couteau au beau milieu de l'autoroute qu'il vient de faire.
— Cé pa tou ça fô kon chang la rou ! crie-t-il au camarade médecin.
Je ne comprends pas le chinois, mais j'ai l'impression (la situation aidant) qu'il manifeste l'intention de remplacer le pneu crevé par un autre en bon état. Il retourne à l'avant du camion, déverrouille un trappon placé sous la porte de sa cabine et essaie de dégager sa roue de secours. C'est duraille. Il s'évertue. Puis, impatienté, il hèle le toubib. Sans rechigner, l'homme en blanc (il s'appelle Sou Bi Ran) se porte à la hauteur de son camarade chauffeur.
Quand on connaît San-Antonio, le seul, le vrai, l'unique, on devine sa réaction en pareil cas. Rappelez-vous que c'est un drôle de téméraire, ce gars-là. Un type dans le genre de machin, mais en moins grand et en plus marrant.
Je rampe jusqu'à l'autoroute. Les deux hommes, fort occupés à dégager la roue de secours, ne s'aperçoivent de rien. Parvenu à l'arrière du camion, je me redresse et me jette à l'intérieur en priant Dieu et son brain trust pour qu'il n'y ait pas de personnel hospitalier dans les parages.
Il s'agit bel et bien d'une infirmerie. Il y a là une table d'auscultation, un appareil de radio, et puis des casiers, des tiroirs, des bacs, bref tout le matériel qu'on peut souhaiter dans ce genre d'endroit.
Je ne perds pas un poil de seconde et je vais m'embusquer derrière le paravent sur mesure que constitue l'écran de la radiographie. Maintenant, il convient d'attendre sans bruit la suite des événements.
Je me sens mieux, car le fourgon est climatisé. Cette fraîcheur apaise un peu ma soif dévorante. Je louche sur des tas de flacons en espérant que le contenu de certains d'entre eux au moins sera comestible.
J'entends les deux gars qui placent le cric en bavassant. Je m'empare d'un flacon à long goulot ayant un peu la forme d'une batte de baise balle. C'est contondant et facile à mouliner. Bon, j'suis paré. Au bout d'un moment, la roue est changée ; le médecin radine et referme sa porte. Il s'assied devant la table d'auscultation sur laquelle est posé un journal satirique chinois (« Le Canard laqué enchaîné ») et se met à lire.
C'est un type assez grand, le toubib, avec une casquette en toile blanche. Il porte des lunettes à verres teintés.
J'attends que nous soyons repartis pour être sûr que le chauffeur n'interviendra pas. A ce moment-là, je sors de ma cachette et je m'avance vers le médecin. Il devine ma présence et se retourne. Je n'attends pas.
Vlan ! Il prend le flacon sur la coquille. Sa casquette blanche valdingue d'un côté et lui de l'autre. Vous parlez d'un soporifique ! Je me demande si dans les urgences il réussit des anesthésies aussi impeccables ? Sans perdre de temps, je lui file une serviette éponge sur le museau en guise de bâillon, puis je l'attache serré avec des sangles trouvées sur place.
Ouf ! la situation s'améliore un tantinet à ce qu'on dirait. Cela dit je boirais bien un petit coup de remontant. Hélas ! les étiquettes des bouteilles sont rédigées en chinetoque et je dois me montrer circonspect.
Enfin, je déniche une bouteille d'alcool. L'odeur, c'est une forme d'esperanto. Deux grandes lampées et me voilà redevenu plus superman que jamais. Je me paie même le luxe d'être euphorique.
Par quel bout vais-je choper mon problème maintenant ? Ça reste encore à définir.
Je traîne le brave docteur derrière l'appareil radio, mais je ne prends pas le temps de le radioscoper pour voir s'il a des charançons dans les éponges. Je fais du San Antonio des grands jours, les gars. L'action, c'est l'homme plus encore que le style. Dans une armoire de fer, je trouve un pantalon blanc et une blouse à ma taille. Je me file de la teinture d'iode sur la frime et les pognes, ensuite de quoi je ramasse la gâpette de ma victime ainsi que ses lunettes.
Je vous mentirais en affirmant que je suis devenu le sosie de Chouang Lai, pourtant en courant vite dans un couloir du métro aux heures d'affluence, l’illusion serait possible. Bien sûr, tout cela est insensé. Bien sûr, ça ne me mène à rien, mais ce qui compte dans l'existence, c'est d'agir. La terre elle-même est en mouvement ; celui qui s'arrête se minéralise.