— Tu parles d'un chantier ! murmure-t-il. Faut le voir pour y croire. Quand je raconterai ça aux aminches ils diront que mon cervelet donne de la bande, et pourtant… Oui, pourtant !
Devant, il y a une chenillette avec le drapeau chinois. Elle est suivie de deux autres séparées par une barre en bois de cent deux mètres vingt-six destinée à maintenir un parfait écartement entre les deux véhicules. Ces derniers pratiquent un tracé à la peinture.
Le gros des troupes et des engins passent alors. Et c'est le miracle de la technique et du nombre, mes fils ! Au fur et à mesure du déplacement, l'autoroute se dévide, comme on déroulerait un tapis sur le parvis de Notre-Dame. Un mètre avant le passage de la caravane, c'est le désert caillouteux, inégal, mamelonné. Un mètre après, c'est l'autoroute, luisante au soleil comme une pierre noire. Lisse, balisée, divisée par une plate-bande médiane plantée de fuzin. L'autoroute avec ses raies jaunes, continues ou intermittentes. Avec ses zones de parking, ses bordures de ciment, ses postes téléphoniques, ses panneaux de signalisation…
Un camion suit le rush des machines créatrices. Il dévide un large ruban aux couleurs chinoises.
Alors, fermant la marche, voici une voiture décapotable de marque chinoise (une Peû-jo) dans laquelle se tient un officiel de permanence. Il est debout à l'avant. Nanti de forts ciseaux, il fend le ruban dans le sens de la longueur, car c'est lui qui est chargé d'inaugurer l'autoroute.
Vu la promptitude des travaux, au lieu de couper le ruban dans le sens de la largeur, il le coupe dans celui de la longueur. C'est lui qui a la tâche la plus hardue, car il est difficile de partager un ruban par le milieu à quatre-vingts à l'heure. Il a beau avoir de longs ciseaux dûment affûtés, il peine, il sue, il s'escrime, il escrime, il coupe, superbe dans ses bleus de travail officiels, avec sa magnifique casquette de toile.
Parfois, sa bagnole prend du retard sur la cohorte. Alors un autre dignitaire du régime, placé derrière l'inaugurateur, tient les deux morceaux de ruban tirés, l'inaugurateur garde ses ciseaux ouverts et le chauffeur champignonne un bon coup, ce qui permet, l'officier ne cisaillant plus, de partager le ruban comme un drapier partage du drap.
Depuis un moment, notre mouton nous a lâchés pour courir vers les autoroutiers. Un berger de quart le saisit et le place dans un camion à claire-voie déjà bourré d'ovins destinés à la consommation des travailleurs. Quelle organisation ! Des camions de riz cru, des camions de riz qui cuit, des camions citernes emplis de thé, d'autres emplis d'eau, des camions où sont empilés les jeux de loto propres à la relaxation, d'autres encore où l'on a entassé les photos de Mao.
A côté de cette caravane, celle de Barnum, c'est du camping de demoiselle !
Sur nous, donc, cette troupe s'avance, qui porte sur son front une mâle assurance (l'Urbaine et le Yang-fsé-Kiang) : C'est gigantesque, cataclysmique ! Ça gronde, ça fore, c'est fort, ça edgarfaure. Je fais des vœux ardents pour que la caravane nous épargne. Si elle continue son chemin tout droit (et pourquoi se paierait-elle un virage, justes fils du ciel !) nous devrons sortir de nos abris, Béru et moi, et nous montrer pour éviter d'être déguisés en autoroute chinoise.
Je risque un dernier coup de saveur avant de me recroqueviller dans mon abri.
Nous avons nos chances. Selon mon estimation, les autoroutiers vont passer à quelques mètres de nous. J'attends, haletant.
Formidable, la machine à transformer les cartes Michelin arrive. Je ferme les yeux. Le sol tremble, fume, s'écartèle, se disloque. Tout bouge, tout chancelle, tout vacille, tout oscille. Une bouleversante pelleteuse, haute comme un immeuble de trois étages, plante ses horribles dents d'acier dans la terre. Chaque fois, elle en traite vingt mètres cubes au moins. Ses roues sont aussi grandes que la grande roue de Vienne. L'engin n'est qu'à trois mètres de moi. C'est une falaise de caoutchouc et de métal qui me surplombe, tout au faîte du gargantuesque outil, dans une guérite vitrée, un petit bonhomme, au nez chaussé de lunettes noires, pilote le monstre. Ça y est, il est passé.
Je risque un œil entre deux pierres et mon sang se glace malgré la chaleur. Si j'ai été épargné, il n'en va pas de même pour Béru. L'abri où il se trouvait a disparu. Une terrible excavation lui a fait place. Je lève les yeux et qu'aperçois-je, entre deux dents de la pelleteuse ? Oui, vous l'avez deviné malgré votre insuffisance mentale : le Gros ! Il gesticule, à vingt mètres du sol. Si le pilote ne le voit pas et ne stoppe pas sa pelleteuse, dans deux secondes il aura disparu, broyé, concassé, aggloméré avec la terre chinoise. Il sera pétri, émietté, goudronné, Béru. Il deviendra un petit bout de route et sa tombe mesurera plusieurs milliers de kilomètres !