On lui fait un brin de courette, en vain. Béru a beau se déchausser et agiter les radis, lancer des « petit-petit, viens faire la bise au tonton Béru », sur un ton engageant de papa-gâteau, l'animal redouble de vitesse. Au bout de quelques centaines de mètres nous lâchons prise.
— Voilà le déjeuner parti, dis-je lugubrement, si tu m'avais écouté ce matin, au lieu de jouer les amis-des-bêtes, on aurait l'estomac colmaté.
Il ne répond rien et me rend le couteau.
— Si jamais on trouve un bureau de poste, dit-il, je télégraphie ma démission au Vieux et on rentre. J'en ai ma claque de ce patelin.
Je lui chope le bras.
— Regarde !
— Quoi t'est-ce que ?
— Là-bas !
Mon index investigateur désigne un immense nuage blanc sur la droite. Il monte très haut dans le ciel et sur une distance assez longue.
— Un incendie ? demande le Mastar.
— Non, il s'agit d'un nuage de poussière.
— Ça serait pas un mirage, des fois ? Souviens-toi quand on draguait au Moyen-Orient on se voyait des zoisis délicats, avec bar, climatisé, balancelles de jardin et tout.
— Ta bouche, Bébéru !
Il se tait, étonné. Je m'allonge par terre et je planque mon oreille à même le sol.
— Tu joues les Indiens Commaks ! ricane l'Obèse, Œil de Faux Con sur le sentier de la guerre ! C'est les frelots au visage pâle qui radinent pour se faire faire un calumet ?
— Tu la fermes, oui, crétin.
Je perçois un grondement. La terre est parcourue d'une sorte d'intense frisson qui vient mourir dans mon oreille. C'est ample, c'est violent, ça secoue !
— Je sais pas si je me fais des berlus, mais y semblerait que ça se déplaçasse, annonce Sa Majesté.
Je me lève et regarde.
— En effet, conviens-je, ça se déplace, et même mieux : ça se dirige vers nous !
— Qu'est-ce qu'on fait ?
Je bigle les environs. Faudrait se planquer jusqu'à plus ample informé.
— T'en as de savoureuses, gars, puisque justement on cherchait de la société…
— Avant d'affronter cette dernière, il faut voir à qui on a affaire. Aide-moi, on va aménager un abri avec des roches histoire de se planquer.
Nous nous mettons au tapin séance tenante et constituons deux petits refuges distants l'un de l'autre d'une dizaine de mètres. Planqués sous ces pierres plates, nous sommes invisibles, j'en fais la démonstration au Gros.
Là-bas, le nuage grandit, le bruit aussi qui devient très vite un énorme bourdonnement.
— Qu'est-ce qu'il peut s'agir ? demande le Gros dans ce langage impropre qui pourtant lui est propre.
J'ai beau écarquiller les châsses, je ne pige pas. On dirait une énorme caravane. Je distingue des volumes jaunes… Un fourmillement monstre. Il faut attendre.
La caravane en question se rapproche et, par conséquent, se précise.
— Que d'hommes, que d'hommes, macmahonise Bérurier. C'est un métinge ou quoi ?
— Dans ce coin ça me paraît douteux.
On essaye de mater à fond, à s'en faire jaillir les carreaux. Il y a là des milliers d'hommes vêtus de bleu. Ils grouillent autour d'énormes choses jaunes. Ça zonzonne, ça bourdonne, ça gronde, ça hurle, ça glapit, çà chinoise. Et ça continue d'avancer.
— J'ai pigé ! clame le Frénétique.
— Dis voir, hasardé-je.
— Ils font une route !
Ça me frappe. Je pense que le Gravos a vu juste. Effectivement, les immenses trucs jaunes sont des machines ultra-modernes.
S'ils avaient disposé de ce matériel perfectionné au moment où ils bâtissaient leur Grande Muraille, les Chinois, on les aurait jamais plus revus, tellement qu'ils l'auraient édifié haut et large leur mur.
— Tu parles d'une main-d’œuvre, bée Bérubébé-rose.
La cohorte, le cortège, la caravane, la ce que vous voudrez avance à au moins quatre-vingts à l'heure.
C'est bath à observer un turbin pareil. On s'en rend compte tout de suite que le péril jaune en la demeure, c'est pas du bluff, de l'invention journaleuse, mais que ça existe pour de bon.
— C'est pas une route, mais une autoroute qu'ils tracent, précisé-je.
— Du train où que ça marche, ils l'auront vite raccordée au tronçon Normandie-Niemen, prophétise le divin sac à vin devin.
Maintenant, c'est net, on voit distinctement.
C'est une autoroute à seize voies qu'ils fabriquent, les rizoto's men. Et, croyez-moi si ça vous chante, ou sinon allez vous faire éplucher la prostate, mais ils ne se contente pas de la tracer. ILS LA FONT ! Parfaitement, à quatre-vingts à l'heure, cette voie magistrale fend le désert du Sinkiang.
Quelle organisation, Ma doué ! Chacun n'a qu'un geste à faire, mais ce geste multiplié par dix ou quinze mille (j'ai pas le temps de compter les jambes et de diviser par deux, faut que j'approximationne) donne le résultat que je vous cause. Les machines haletantes, aux tentacules monstrueuses, fouillent le sol, l'éventrent, le malaxent, le fouettent, le tamisent, l'étalent, le tassent, le déguisent, le boulevardent, le goudronnent, l'haussmannent. Féérique !
On s'accroupit devant ses abris pour regarder sans être vus. Il en trouve assez de salive pour baver, le Béru.