Dehors l’attendaient un ciel noir, un vent mordant et une pluie cinglante. Il essaya de s’orienter, mais il ne discerna pas un seul point de repère autour de lui, ni les montagnes de l’Agauer dissimulées par les rideaux de pluie ni le disque de Jael enfoui sous une épaisse couche de nuages. La plaine s’éparpillait en collines sombres, échevelées, en vagues furieuses d’où s’échappaient les dernières bulles de pollen alourdies et pulvérisées avant d’avoir pris leur envol. La fraîcheur piquante des gouttes annonçait l’arrivée prochaine des averses de cristaux de glace. Combien de jours lui fallait-il encore pour arriver au pied des montagnes ? Cinq, six ? L’amaya de glace avait largement le temps de prendre ses quartiers, et il ne disposait ni de vêtements chauds ni de réserves de vivres, rien d’autre que trois fruits et son couteau de corne assoupi dans le fond d’une de ses poches. La solution la plus raisonnable aurait été de retourner dans la cavité et d’y séjourner jusqu’à la fonte des glaces, jusqu’au retour de la saison sèche. Elle contenait de quoi subvenir à tous ses besoins, nourriture, eau, chaleur. Mais le sentiment tenace qu’il devait à tout prix continuer son chemin, gagner le bord des grandes eaux orientales avant l’arrivée des premiers froids le retenait de se glisser dans le tunnel des furves. Aucune raison précise, pourtant, ne le poussait à se rendre sur l’autre continent. La légende de l’
Il ne pleuvait plus mais le vent répandait une humidité amère, saumâtre. Des cris plaintifs, aigus, ponctuaient les grondements réguliers qui montaient du gigantesque gouffre. Une mousse rosâtre supplantait l’herbe rase par endroits et grimpait à l’assaut de grands rochers blancs veinés d’or, d’ambre et de vert.
Orchéron contourna une colline imposante pour se rapprocher du bord du gouffre. Il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait ni de la façon dont il s’y était rendu. Ses derniers souvenirs le montraient perdu au milieu des plaines du Triangle battues par une pluie et un vent mordants, puis c’était le vide, le trou noir, l’impression qu’une nouvelle partie de sa vie avait été escamotée. Il se sentait aussi fourbu que s’il avait marché pendant plusieurs jours sans prendre ni repos ni sommeil. Il peinait à remuer ses membres lourds, engourdis, comme si son cerveau n’était plus synchronisé avec son corps. Il s’était inspecté de la tête aux pieds et n’avait découvert aucune trace de coup, aucune blessure apparente. Il avait aperçu derrière lui les aiguilles de l’Agauer blanchies par les neiges éternelles, si proches, si hautes qu’elles paraissaient occuper la moitié du ciel. Il en avait conclu qu’il avait franchi les montagnes et subi une autre de ces pertes de mémoire qui entrecoupaient son existence.
Un nouveau saut dans le temps.
Le spectacle qu’il découvrit de l’autre côté de la colline lui coupa le souffle. Six ou sept cents pas en contrebas, au fond du gouffre dont il ne distinguait pas le bord opposé, s’étendait une masse d’eau sans limite, parcourue d’ondulations blanches, de collines mouvantes, de vagues titanesques qui venaient régulièrement se pulvériser dans un fracas d’orage sur les rochers du pied de la paroi. Et les gouttes qui lui cinglaient le visage ne dégringolaient pas des nues mais montaient des gigantesques gerbes d’écume disséminées par le vent. Les rayons de Jael déchiraient les nuages et tombaient en colonnes radieuses sur la surface de l’eau qu’ils teintaient de reflets bleus ou verts. L’air était vif, frais, mais pas aussi froid que dans les plaines du Triangle, comme si l’amaya de glace ne s’installait pas de ce côté-ci des montagnes. Des créatures volantes aux plumes multicolores, semblables à de petits nanziers, dérivaient sur les courants aériens et se posaient en bandes au sommet des récifs fouettés par l’écume. C’est d’eux que venaient les cris qui s’entrelaçaient en trilles aigus autour des grondements amples des vagues.