Il mangea deux fruits, en cueillit quatre supplémentaires qu’il fourra dans les poches de son pantalon et s’engagea dans le tunnel creusé par les furves. Alors qu’il en avait parcouru la moitié, qu’il apercevait le cercle aveuglant de la sortie, il entendit un vague bruit de frottement dans son dos. Il se contorsionna pour jeter un regard par-dessus son épaule et vit que le boyau, qui s’emplissait aux trois quarts de la lumière de Jael, s’assombrissait à grande vitesse. Il reconnut au bout de quelques instants l’épiderme luisant, la tête ronde et la gueule entrouverte d’un furve. La créature fonçait sur lui comme l’eau furieuse d’un torrent.
Il pensa que les ventresecs avaient demandé à leurs alliés furves de venger l’honneur bafoué d’Ezlinn, se souvint de l’extraordinaire rapacité avec laquelle ils avaient englouti les lakchas de chasse et, gagné par l’affolement, rampa de toutes ses forces en direction de la sortie. La sueur lui dégoulina dans les yeux, son torse nu s’égratigna sur la terre et les pierres, des gémissements s’échappèrent de ses lèvres, mais, il eut beau s’échiner avec l’énergie du désespoir, il comprit que son poursuivant s’abattrait sur lui bien avant qu’il ne parvienne à regagner l’extérieur et, le souffle court, exténué par la violence de l’effort, il s’immobilisa.
Le furve se tenait à quelques pouces de ses pieds, sans doute depuis un petit moment déjà. Sa tête se balançait au bout de son long corps, sa gueule refermée se réduisait à une fente légèrement incurvée, une dizaine d’antennes translucides et souples, perchées sur la partie supérieure de son crâne, flottaient dans l’air comme les tentacules d’une éclipte. Elles lui servaient probablement d’yeux et de narines car on ne lui voyait pas d’orifice ni de relief au-dessus de la gueule. De même ses flancs arrondis, annelés par endroits, ne palpitaient pas, comme s’il n’éprouvait pas le besoin de respirer. De temps à autre son corps se tendait et sa tête se propulsait au-dessus du dos d’Orchéron. Les griffes uniques de ses membres antérieurs repliés sous lui crissaient sur les cailloux sertis dans la terre meuble.
L’homme et la créature du nouveau monde restèrent un long moment dans cette position, lui n’osant pas bouger de peur de déclencher l’attaque, elle ponctuant ses ondulations hypnotiques de brusques coups de tête vers l’avant dont certains, plus amples, la rapprochaient tout près de son visage. Orchéron se remémora à nouveau la scène du carnage dans le campement, comprit que, si le furve avait vraiment eu l’intention de se jeter sur lui, il n’aurait pas attendu si longtemps et commença à se détendre. Il se tourna lentement dans le boyau pour s’asseoir et décontracter ses jambes. Les fruits dans sa poche irritèrent le creux de ses aines et le haut de ses cuisses. Il eut l’idée d’en sortir un et de le tendre au furve. Aussitôt les extrémités des antennes de la créature vinrent se poser sur la peau jaunâtre du fruit et sur la pulpe de ses doigts. Leur contact n’était ni agréable ni déplaisant, il évoquait la caresse des épis de manne encore tendres d’avant les moissons.
Les antennes s’enhardissaient à présent, s’enroulaient autour du poignet et de l’avant-bras d’Orchéron, accentuaient leur pression sans jamais toutefois se faire blessantes, remontaient vers son épaule comme des branches grimpantes extensibles, atteignaient son cou, son menton, ses joues, son nez, ses yeux, son front. Rassuré par la délicatesse du furve, il se laissa explorer sans résistance, un peu inquiet au début, de plus en plus serein par la suite. Il ne s’agissait pas d’une première prise de contact mais, c’est du moins ce qu’il ressentit avec acuité, du resserrement d’un lien distendu, de la résurgence d’une relation très ancienne. Il n’avait pourtant jamais mis les pieds dans les réseaux souterrains du Triangle, pas à sa connaissance en tout cas, et il se demandait de quel recoin de sa mémoire surgissait ce genre de réminiscence. Les antennes le palpèrent pendant un long moment encore avant de se rétracter lentement et de retrouver leur conformation initiale. Puis la gueule du furve s’ouvrit, se dilata jusqu’à estomper sa tête et son corps, jusqu’à occuper la quasi-totalité du boyau, comme un nouveau tunnel qui se serait ouvert à l’intérieur du premier, bâilla avec une insistance et une profondeur alarmantes, avant de se refermer brusquement sur le fruit que lui présentait la main tendue.
Orchéron ne ressentit pas le moindre choc sur les doigts ou sur la paume, à peine un fourmillement. La créature du nouveau monde s’évanouit avec la même vélocité qu’elle était apparue. Il vit la lumière s’étirer comme un ruban étincelant dans le boyau et, perplexe, un peu étourdi, se remit à ramper vers le cercle aveuglant de la sortie.