Elleo hante chaque instant mes pensées, et pourtant je n’ai vraiment pas envie de retourner au domaine, je n’ai surtout pas envie de revoir les autres, ma mère, ses constants, mes frères, mes sœurs, les permanents, je n’ai pas envie de replonger dans l’ambiance et l’odeur oppressantes du mathelle, je n’ai pas envie de partager leur air, leur eau, leur pain et leurs conversations, je n’ai pas envie d’être la cible de leurs regards inquisiteurs, je n’ai pas envie de revenir dans cette maison qui est pour moi une prison de pierre au même titre que l’Estérion fut une prison de métal pour ses passagers.
J’ai découvert, là où Ellula m’a conduite, une vie que je ne soupçonnais pas, une vie qui ne se borne pas aux limites étroites d’un domaine, aux principes déjà étriqués de notre civilisation balbutiante. Je regrette de ne pas être partie plus tôt, de ne pas avoir écouté cette voix qui me poussait à découvrir les merveilles du nouveau monde. Elleo me retenait au domaine, du moins c’est ce que j’ai été encline à penser dans un premier temps, puis, en approfondissant ma réflexion, j’ai pris conscience que j’étais la seule responsable de cet état de fait, que, si mon désir s’était montré fort, opiniâtre, mon frère n’aurait pas eu d’autre choix que de m’accompagner. Si je suis restée auprès de ma mère, c’est en réalité dans le seul dessein d’entrer en conflit avec elle, avec les permanents du mathelle, avec l’ensemble de la population du nouveau monde. Il fallait qu’ils sachent, ces piètres adorateurs des sentiers, de quelle boue était faite Lahiva filia Sgen, de quel venin étaient imprégnés ses mots et son souffle, de quelle malédiction brûlait son âme. Je n’existais pas par moi-même, seulement dans le miroir des autres, et j’ai dû pousser très loin la provocation pour qu’ils me vomissent des yeux et m’incitent à partir.
Il n’y a rien de plus merveilleux que de briller pour soi-même, c’est une nouvelle convertie qui te l’affirme, lecteur (lectrice). Rien de plus important que de se laisser bercer par le murmure de la vie qui coule en soi. Quand je repense aux permanents des mathelles, à ceux qui vouent leur existence à conquérir, agrandir, consolider leur environnement, je ne les envie pas et leur garde même encore un peu de mépris. La vérité est que je ne me suis jamais sentie des leurs, voilà pourquoi, sans doute, j’ai éprouvé le besoin fondamental de les défier, de les offenser. Ne va pas croire, lecteur (lectrice), que j’en conçoive des remords : d’abord la notion de remords m’est inconnue, ensuite les âmes bornées reçoivent les outrages qu’elles méritent. À chaque époque se dressent des fous et des folles dont le seul rôle est de creuser des brèches dans les murailles des certitudes, de faire souffler des courants d’air frais dans les atmosphères confinées. J’ai endossé ce rôle avec toute la détermination dont j’étais capable, je l’abandonne maintenant à d’autres, dans un nouveau registre certainement, mais qu’importe, que les fous et les folles continuent de jouer, de chanter, de danser, de provoquer !
J’ai quitté le domaine de Sgen au cœur d’une nuit noire sans satellite, munie d’un sac de vivres, de trois gourdes d’eau, de deux robes et de deux paires de chaussures de rechange et, enfin, de mon nécessaire d’écriture. Elleo n’était toujours pas revenu du mathelle sinistré où ma mère l’avait envoyé en compagnie d’une poignée de permanents. J’ai souffert évidemment de ne pas l’embrasser une dernière fois, mais aurais-je eu le courage de partir s’il m’avait serrée dans ses bras, si je m’étais roulée dans son odeur, dans sa chaleur ? Il valait mieux pour nous trois, l’enfant, Elleo et moi, qu’il en fût ainsi.
J’ai marché et pleuré jusqu’à l’aube, l’âme déchirée, les épaules meurtries par le poids du sac et des gourdes. J’ai erré jusqu’au zénith de Jael dans les plaines en suivant la direction du nord-est, du moins c’est ce que semblait indiquer la position de l’astre du jour. Epuisée, je me suis assise dans les herbes, j’ai bu une gorgée d’eau et mangé un petit pain de manne parfumé à l’eau d’onis. C’est alors qu’ils m’ont entourée, un groupe de ventresecs qui m’ont demandé si je m’étais perdue. Je ne les ai pas perçus comme ces êtres fourbes, sales, méprisables dont parlent les permanents des mathelles, je les ai accueillis comme des envoyés de la divine Ellula et je leur ai raconté mon histoire, toute mon histoire, sans omettre de préciser que le père de mon enfant était également mon frère de sang. Ils ne m’ont pas paru choqués, du moins pas en apparence, ils m’ont simplement dit qu’eux-mêmes veillaient à éviter les naissances consanguines pour ne pas affaiblir leurs lignées. Mais, puisque l’enfant était là, puisque moi, sa mère, n’avais pas assez de ressources pour mener à bien ma grossesse, ils acceptaient de me conduire dans un endroit où je ne manquerais ni de vivres ni d’eau.
Ils m’ont guidée à travers la plaine pendant cinq jours. Ils étaient plus de cinquante, hommes, femmes et enfants, un rassemblement de trois clans qui se sépareraient après avoir accompli les rites de fécondité et de partage. Les hommes se relayaient pour porter mon sac et mes gourdes, les femmes pour me soutenir ou m’encourager quand la fatigue m’entraînait à ralentir le pas. Les errants sont capables de marcher à vive allure toute la journée sans trahir la moindre lassitude. Ils vont pour la plupart sans chaussures, partiellement ou entièrement nus pour certains, dorment dans des abris légers de peau et de bois qu’ils montent et démontent en un temps très bref, mangent des fruits que je n’avais jamais vus auparavant ou découvrent, à l’endroit où ils établissent leur campement, un yonk mort qui semble être venu s’échouer là dans le seul but de leur servir de repas. Ils n’ont pas peur des umbres, qu’ils appellent négentes, leur vouent même un culte aussi fervent que celui qu’ils accordent aux anciennes ventresecs kroptes de l’Estérion (je ne suis pas sûre d’ailleurs qu’ils connaissent les origines kroptes des ventresecs).
Je me sentais tellement bien en leur compagnie que j’ai presque regretté qu’ils me conduisent, un soir, devant un trou de la largeur d’un homme, à demi dissimulé par les herbes. Ils m’ont remis mes affaires et m’ont invitée à m’y glisser en m’assurant qu’il y avait plus bas un refuge où je trouverais largement de quoi subvenir à mes besoins. J’ai compris qu’ils ne souhaitaient pas me garder près d’eux parce que mon enfant risquait d’être un maillon faible dans leurs chaînes génétiques, je les ai remerciés du fond du cœur et je me suis faufilée dans le passage.
De naturel claustrophobe (l’héritage biologique des passagers de l’Estérion, il me semble en avoir déjà parlé), j’ai manqué défaillir à maintes reprises dans l’étroit boyau qui s’enfonçait en pente douce dans les entrailles de la terre. J’ai repoussé comme j’ai pu la panique qui m’entraînait à regagner la surface, à jouir encore du mauve sombre du ciel, des vagues incessantes des herbes et des lâchers des bulles de pollen, et j’ai continué de descendre, plus morte que vive, en espérant que les errants ne m’avaient pas expédiée dans ma tombe. (Mais pourquoi auraient-ils perdu cinq jours dans la seule intention de se débarrasser d’une invitée indésirable ?)
Le boyau s’est élargi et m’a déposée dans une gigantesque cavité. Il m’a fallu un peu de temps pour m’accoutumer à la faible clarté des lieux. La lumière du jour s’y invite, mais avec parcimonie et par un jeu complexe de ricochets qui la désagrègent en poussière diffuse, ténue. J’ai dû également m’habituer à la moiteur permanente qui règne dans le gouffre et qui s’explique par la présence de sources d’eau chaude. Deux exactement, l’une bouillante et chargée d’une forte odeur de soufre, l’autre tiède, claire, qui déborde d’un bassin naturel avant de s’écouler en ruisseaux dans les profondeurs du sol. Cette dernière me sert désormais de baignoire et de réserve d’eau potable.
Mais, plus extraordinaire, la voûte et les parois de la cavité se tapissent d’une plante grimpante et légèrement phosphorescente qui donne en permanence ces mêmes gros fruits savoureux et nourrissants que m’avaient offerts les ventresecs. La divine Ellula m’a donc procuré un refuge où je pourrai passer les deux mois de l’amaya de glace au chaud, de l’eau et de la nourriture. Elle a de surcroît exaucé mon vœu de solitude en éloignant de moi les errants. Je peux donc consacrer tout mon temps à la vie qui croît en moi, à l’écriture, à l’exploration systématique de mes territoires intimes.
Bien sûr, mon corps souffre du manque d’Elleo. Il a tellement chanté à ses caresses, à ses baisers, à ses visites qu’il réclame avec véhémence sa partition et que je dois parfois essayer de le contenter en me servant de mes souvenirs et de mes mains.
J’avais prévu de surseoir un peu avant de te raconter la suite, cher lecteur (lectrice), mais je suis moi-même une narratrice impatiente, incapable de réfréner sa plume, et je ne puis résister au plaisir de t’entretenir de mes nouvelles rencontres, même si elles ne restent pour l’instant qu’esquissées, fugitives, impalpables. Car figure-toi que cette cavité perdue au milieu des plaines ne renferme pas seulement une eau bienfaitrice et des fruits délicieux, elle est aussi et surtout l’un des repaires des… Qvals !
Extrait du journal de Lahiva filia Sgen.