Orchéron sut alors qu’il était arrivé sur la rive des grandes eaux orientales. De tous les habitants du nouveau monde, seuls les chasseurs, entraînés par les migrations des troupeaux de yonks, franchissaient la distance qui séparait les domaines du Triangle du littoral des grandes eaux. Ils en rapportaient des récits effrayants, des histoires de monstres aux cris épouvantables, de démons ruisselants et cruels surgis des profondeurs aquatiques. Certes, les lakchas de chasse avaient la parole féconde et l’imagination débordante, mais Orchéron devina qu’une autre raison, bien consciente celle-là, les poussait à colporter ces rumeurs terrifiantes : la volonté féroce de maintenir les autres dans les limites des plaines du Triangle, de réserver à leur seul usage l’immensité de ces territoires sauvages et splendides. Ils privaient les descendants de l’
Orchéron s’assit sur un rocher et contempla la surface ondulante des grandes eaux qui se jetaient au loin dans un horizon subtilisé par les nuages et les brumes. Autant il était facile de traverser à la nage la rivière Abondance, large à ses périodes les plus grosses de deux ou trois cents pas, autant franchir cette étendue sans fin lui paraissait impossible, au-dessus de ses moyens et de ses forces. Le regard avait beau se concentrer sur le lointain, il ne saisissait pas la rive opposée, l’ombre du deuxième continent, ni même ne la devinait, il embrassait seulement ces collines ourlées d’écume qui s’affaissaient et se reconstituaient dans un mouvement perpétuel lancinant.
Tourmenté par la faim, Orchéron glissa la main dans sa poche. Ses doigts s’enfoncèrent dans une matière molle et visqueuse. Les fruits qu’il avait cueillis dans la cavité souterraine étaient devenus immangeables. Il se releva, retira ses chaussures, son pantalon, retourna ses poches, les vida de la pulpe noircie et presque liquide, récupéra son couteau enduit d’une matière sucrée gluante, avisa une flaque d’eau au milieu de la mousse, y plongea le pantalon tout entier, le frotta pendant quelques instants, le rinça et l’étala sur un rocher avant de nettoyer son couteau. Il recueillit un peu d’eau dans le creux de sa main, la recracha aussitôt après l’avoir bue. Ce n’était pas avec elle qu’il pourrait étancher sa soif. Son goût avait la même saveur saumâtre, en nettement plus prononcé, que l’air ambiant, la même saveur âpre que la sueur ou qu’un lait de fleur croupissant depuis plusieurs jours dans un fond de cruche.
Jael entamait sa lente plongée vers l’ouest quand il décida d’explorer les environs. Il enfila son pantalon encore humide, resserra les attaches effilochées de ses chaussures de cuir, longea la rive des grandes eaux dans une direction qu’il estima être le nord, parcourut plusieurs lieues au milieu des grands rochers dressés comme des gardiens au-dessus du précipice. Si leurs formes variaient selon leur exposition aux pluies et aux vents, leurs couleurs restaient toujours les mêmes, un blanc laiteux, parfois translucide, strié de veines bleues, vertes ou brunes. La végétation se réduisait le plus souvent à cette mousse rosâtre et rêche qui cernait de rares buissons émaillés de fleurs écarlates. Des oiseaux bariolés s’envolaient à son approche en poussant des piaillements de frayeur. Il n’y avait pratiquement aucune chance de trouver des arbres fruitiers dans le coin, aucune chance par conséquent d’apaiser une faim qui devenait obsédante, torturante. Il avait déplié la lame de son couteau, au cas très improbable où un yonk ou un autre animal viendrait s’échouer dans les parages.
Il dévala avec prudence une pente abrupte, glissante, qui donnait sur un plateau encaissé fouetté par un vent violent, empli de la lumière rouille de Jael et léché de façon intermittente par l’écume des vagues.
Il n’y trouva pas un yonk mais un troupeau.
Des dizaines de grands herbivores broutaient avec avidité les feuilles vert sombre et luisantes des arbustes qui poussaient entre les échines claires et arrondies des rochers.
CHAPITRE XVI
CRISTAUX DE GLACE