Chères amies,
Nous avons perdu un grand nombre de soldats hier au domaine de Sigille (deux cent trente et un pour être horriblement précise), mais je ne considère pas cette hécatombe comme une défaite. Beaucoup d’ennemis ont également mordu la poussière (cent quatre-vingt-dix-sept ont été dénombrés sur le champ de bataille, cette comptabilité a vraiment quelque chose de lugubre) et les couilles-à-masques savent désormais qu’ils trouveront une opposition virulente chaque fois qu’il leur prendra l’envie d’attaquer un de nos domaines.
Que de surprises, n’est-ce pas, quand on retire les masques des morts et qu’on découvre les visages de nos terribles adversaires ! Ici on reconnaît le constant d’une mère appartenant au cénacle prestigieux de Cent-Sources, là les fils d’une mathelle voisine à qui on a offert, enfants, des fruits séchés et des gâteaux de manne, là encore ses propres neveux, cousins ou amants d’un soir. Ces hommes vivaient sur nos terres, mangeaient à notre table, dormaient sous notre toit, parfois même dans nos lits, ces hommes nous souriaient le matin au réveil, nous parlaient avec gentillesse, nous regardaient avec les yeux de l’affection, nous chahutaient, nous embrassaient, nous caressaient, nous pénétraient, ces hommes jouaient les partenaires exemplaires pendant que la nuit, à l’heure de Maran, revêtus du masque et de la craine, ils se livraient à toutes sortes de complots et de crimes contre nous. Nous avons réchauffé des amayas dans notre sein, nous avons nourri, bercé et cajolé ceux qui allaient s’instituer nos bourreaux, et il faudra qu’un jour, si Ellula nous aide à nous sortir de cette crise, nous cherchions à comprendre les causes profondes de leur comportement, nous déterrions les racines empoisonnées. Que nous déterminions, mes sœurs, quelle est notre part dans cette trahison des rêves de nos ancêtres, dans l’évolution brutale de notre nouveau monde.
Demandons-nous, par exemple, s’il n’y a pas de rapport entre ce déferlement de violence et la décision prise par l’assemblée des mathelles il y a de cela plus de cent cinquante ans d’exterminer, je dis bien exterminer, les ventresecs des plaines. Je tiens cette histoire d’un vieux chasseur venu s’échouer au domaine ; un soir qu’il avait abusé de l’alcool de manne, il nous a raconté les horreurs commises au nom des mères sur les immensités sauvages du Triangle. Les mathelles jugeaient en effet que la prolifération des errants risquait de ralentir voire d’empêcher à terme l’extension des domaines. Elles pensaient à leurs filles en menant cette réflexion, elles souhaitaient que leurs descendantes aient un jour la possibilité, comme elles-mêmes, de fonder leur propre mathelle. Que les chères issues de leur chair ne restent pas toute leur vie des permanentes, des servantes, des inférieures. Mais vous connaissez toutes ce désir, n’est-ce pas ? Nous avons tendance à projeter nos idéaux dans nos enfants, surtout dans nos filles ; cette volonté de perpétuer les rêves à travers les gènes, à travers le temps, relève de l’éternelle tragédie humaine.
Oh, les mathelles ne se sont pas salies elles-mêmes les mains dans l’exécution de cette sentence, elles ont prié les cercles de chasse de se charger de la tâche. Les chefs des cercles ne demandaient pas mieux que d’obtempérer : c’était pour eux, les orgueilleux lakchas, le moyen rêvé d’exercer une emprise ultérieure sur les reines des domaines et, surtout, cela leur permettait d’éliminer ceux qu’ils considèrent comme leurs rivaux sur le continent du Triangle. Les lakchas se sont tellement identifiés à ces étendues sans fin qu’ils s’en croient les propriétaires et qu’ils voient d’un très mauvais œil le développement d’une « civilisation errante » sur leurs terrains de chasse.
Il semble qu’il y ait un rapport étroit entre les chasseurs et les couilles-à-masques, que l’organisation des protecteurs des sentiers se soit développée sur les cercles existants. Il serait intéressant, en vue d’approfondir l’examen que j’évoquais plus haut, d’étudier l’histoire des frères de Maran, de cerner la personnalité de leur(s) fondateur(s). Sans doute y trouverions-nous des éléments susceptibles de nous éclairer. Je vous avoue cependant que je ne sais pas très bien par quel bout entamer ce genre de recherches. Si l’une de vous a la moindre idée, qu’elle me la soumette, mieux, qu’elle remonte elle-même la piste et nous fasse part à toutes de ses découvertes. Nous mènerons de la sorte les deux actions simultanément, l’une sur le front de la guerre, l’autre dans les arcanes de l’histoire. Puissent ce présent et ce passé complémentaires déboucher sur cet avenir radieux que nous espérons toutes (et tous, les avenirs, radieux ou non, ne sont pas réservés aux femmes) !
En attendant, je vous recommande la vigilance. Nous avons besoin d’environ deux heures pour rassembler notre armée, prêtons donc une extrême attention aux sonneries de nos guetteurs. Encore heureux que nos adversaires se croient obligés d’enfiler ces masques et ces robes ridicules ! On les repère, ces idiots, des lieues à la ronde ! Leur entêtement à revêtir l’anonymat de leur uniforme les prive de tout effet de surprise. Encore heureux que la crainte des umbres nous ménage des moments de répit. Encore heureux que nous soyons en fin de saison sèche, que nos silos regorgent de manne, de fruits et de laine végétale. Si la viande, les peaux et la corne viennent à manquer, il nous reste toujours la possibilité d’abattre nos yonks domestiques.
Nous sommes épuisées, nerveusement et physiquement, mais essayons de tenir jusqu’à l’amaya de glace : en gelant le conflit, il nous permettra de reprendre nos forces, de panser nos blessures, de nous consacrer à nos deuils, de nous réorganiser, de recruter de nouvelles alliées, d’étoffer notre armée. Patience, les premières pluies froides sont tombées, et l’arrivée des averses de cristaux de glace n’est plus qu’une question de semaines, voire de jours.
Je n’ai pas reçu de nouvelles de Chaudeterre, et je crains, je crains que ce silence ne soit synonyme d’une fin tragique pour mes anciennes sœurs. Il ne sert à rien d’expédier nos troupes au conventuel, elles n’y trouveraient que des cadavres. Pleurons nos mortes et nos morts, défendons avec acharnement les vivants. Chaudeterre se repeuplera lorsque tout sera rentré dans l’ordre, et je ne parle pas seulement de la disparition des couilles-à-masques.
Il me reste à vous embrasser jusqu’à la prochaine réunion, au même endroit, à la même heure. À moins, bien entendu, que les averses de cristaux consignent chacune dans son mathelle et retardent nos retrouvailles jusqu’au sortir de l’amaya de glace. Si tel est le cas, je souhaite à toutes du repos, de la paix, de la consolation et de l’amour dans la chaleur du foyer.
Merilliam.