Le protecteur la tira en arrière avec un grognement d’impatience. Elle lui emboîta le pas avec une apparente docilité. Son pied avait légèrement dégonflé et ne l’élançait pratiquement plus. Ses bourreaux, au nombre de trois, l’entraînèrent vers une galerie située non loin de la grotte de Djema. Les hommes chargés de garder les entrées somnolaient, à demi affalés sur leur hache ou leur masse de pierre. Les autres s’affairaient à manger, à boire ou à transporter les cadavres.
Elle feignit de trébucher et de battre des bras pour se rééquilibrer. Le protecteur, surpris, lâcha sa manche. Les deux autres éclatèrent de rire. Elle exploita aussitôt le léger flottement pour se faufiler entre eux et foncer à toutes jambes vers l’entrée de la grotte de Djema.
« Hé, sale petite… »
Elle ne ralentit pas lorsqu’elle approcha des deux gardiens de l’entrée, qui, réveillés en sursaut par les cris, s’agitaient comme des pantins dont on aurait tiré les fils par à-coups. Le temps qu’ils reprennent leurs esprits, qu’ils se fassent une idée de la situation, et ils virent une forme grise leur filer sous le masque et s’engouffrer dans la grotte.
« Remuez-vous, au nom de Maran ! »
Elle se débarrassa de sa robe sans cesser de courir. Les sensations de la première fois lui revinrent en bloc, l’émotion, la curiosité, l’inquiétude, l’espoir, la déception… Les vapeurs chaudes l’enveloppèrent, tissèrent des entrelacs cuisants sur sa peau nue, ses poumons et sa gorge s’embrasèrent, ses oreilles et ses ongles se criblèrent d’épingles enflammées. Elle ralentit l’allure pour ne pas glisser sur le sol humide. Les rochers déchiquetés se dressaient toujours autour de l’eau comme des crocs vigilants. Une lumière vague, maladive, caressait les stalactites tronquées à demi noyées par les volutes, scintillait dans les geysers, les frémissements et les bulles qui agitaient la surface du bassin. Les cris stridents de ses poursuivants transpercèrent le grondement de la grotte. De plus en plus suffoquée par les vapeurs brûlantes et chargées d’une forte odeur de soufre, elle n’essaya pas de lutter contre la peur, elle escalada les premiers reliefs et grimpa sur un éperon rocheux qui surplombait le bassin. Là, elle s’appliqua à reprendre sa respiration, attentive aux battements de son cœur, aux frémissements de sa peau, de ses muscles, de ses nerfs.
Les paroles de Gaella la folle résonnèrent avec une netteté saisissante dans son vide intérieur :
Ils arrivaient trop tard, déjà dévorés par le temps. Elle n’avait plus de désir, plus de passé ni d’avenir, et elle entendait que cela était merveilleux. Elle prit son élan et sauta avec joie dans l’eau bouillante.
CHAPITRE XV
GRANDES EAUX