J’évoquais ce complot ourdi par les fleureuses afin d’obtenir mon expulsion du domaine de Vodehal et du secteur de Cent-Sources. Elles n’ont pas pris le risque de m’attaquer de front et de provoquer la colère de ceux qui se montraient enchantés de mes services, elles ont fait en sorte de me déconsidérer aux yeux de tous. Par quel moyen ? oh ! c’est très simple, il leur a suffi de choisir une mathelle influente et d’ajouter un philtre de leur invention à la potion que je lui avais préparée.
La mathelle en question, une femme âgée de plus de cent ans et déjà mère de neuf enfants, s’était mise en tête de retenir près d’elle un jeune volage dont elle s’était entichée. Et c’est moi qu’elle avait consultée, sur les recommandations de l’une de ses amies à qui mes interventions avaient particulièrement réussi. Seulement, le poison foudroyant versé par les autres fleureuses dans ma préparation a occis le beau volage en quelques instants. On m’a donc accusée de sa mort, et, comme je n’ai pas réussi à prouver la responsabilité de mes très chères consœurs dans ce décès, l’assemblée des mathelles m’a condamnée à l’exil avec une belle unanimité. Et une belle hypocrisie : bon nombre d’entre elles, de fidèles clientes pourtant, ont feint de ne pas me connaître. Elles utilisent presque toutes les philtres d’amour mais elles ne tiennent pas à ce que les autres le sachent.
Quatre hommes sont venus me chercher dans ma chambre le lendemain matin pour me conduire au nord de Cent-Sources, à l’entrée des plaines sauvages du Triangle. Je me suis longtemps demandé pourquoi ils ne m’avaient pas violée malgré les regards salaces qu’ils n’avaient cessé de me jeter tout au long du trajet. La réponse a fini par se dessiner d’elle-même : ils avaient eu peur de moi, peur de mes charmes ; je ne parle pas de ceux, naturels et discutables, que la nature m’a donnés, mais du pouvoir qu’ils me prêtaient. Il suffit que vous ayez quelques connaissances pour impressionner les esprits faibles, c’est une règle que j’ai vérifiée à maintes reprises. Il en va ainsi des séculières djemales, dont le savoir inspire la crainte et le respect, et de tous ceux dont les aptitudes particulières les rendent à la fois indispensables et redoutés.
Pourtant, je vous assure, je n’étais qu’une femme désemparée, désespérée, lorsque mon escorte m’a abandonnée dans les plaines du Triangle. Je n’avais pas de vivres ni d’eau, ni de vêtements de rechange ni de couverture, et encore moins de ces accessoires à la fois superflus et indispensables qu’on trouve dans les chambres de toutes les femmes. La saison sèche touchait à sa fin, les vents déjà froids annonçaient les averses de cristaux, et je n’avais aucune autre protection à opposer aux éléments que ma robe et mes dessous de laine végétale. J’ai marché en direction du nord sans savoir où me portaient mes pas, sursautant au moindre bruit, pleurant toutes les larmes de mon corps. J’ai passé ma première nuit allongée sur l’herbe, trop anxieuse, affamée et assoiffée pour m’endormir malgré mon épuisement. J’éprouvais pour les fleureuses et les mathelles une haine brûlante à la mesure de ma détresse, j’échafaudais mille projets pour me venger d’elles. Je crois que si je suis restée en vie cette nuit-là, si je ne me suis pas ouverte les veines avec mon petit canif de corne, je le dois à cette rage incendiaire qui m’a consumée jusqu’à l’aube.
J’ai erré dans les plaines pendant plusieurs jours, peut-être même plusieurs semaines. Je suçais les herbes imprégnées de rosée pour étancher ma soif, je mangeais les pétales et le pistil des fleurs que je reconnaissais pour apaiser une faim de plus en plus dévorante. J’ai perdu peu à peu la notion du temps, j’ai vu le ciel se couvrir de nuages menaçants, qui, par chance, n’ont pas libéré tout de suite leurs averses de cristaux.
Mon errance m’a conduite un beau matin sur le bord de la rivière Abondance. Les rayons de Jael ne réussissaient pas à réchauffer l’air froid, mais j’ai tout de même décidé de prendre un bain et je me suis dévêtue. Celui qui n’en a jamais été privé pendant un long temps ne peut pas savoir quel bien-être procure l’eau, même glacée ! J’avais l’impression de revivre, et je retardais jusqu’à l’inexorable le moment de sortir, de laver mes vêtements maculés de terre, imprégnés de ma sueur, de mes peurs, de ma rage et du sang de mes règles. Je crois me souvenir que j’ai chanté à tue-tête malgré ma solitude et ma faim, ou peut-être à cause de ma solitude et de ma faim. En outre, la rivière me raccrochait aux mathelles, à Cent-Sources : il me suffisait d’en suivre le cours en direction du sud pour me rapprocher des domaines et exercer ma vengeance. Je ne savais pas encore quelle forme exacte elle revêtirait, mais j’utiliserais sans aucun doute mes connaissances des fleurs et des plantes, peut-être en empoisonnant les eaux, la rivière et les sources, ou encore en provoquant des fièvres malignes chez les enfants qui s’aventureraient sur les chemins déserts. Je ne suis pas de ces femmes qui pardonnent facilement, et la rancune se ligue facilement avec d’autres rancunes pour former, comme les fils d’une étoffe, une trame de plus en plus dense, de plus en plus étouffante.
Alors que je sortais enfin de l’eau pour aller chercher mes vêtements, je l’ai aperçu. Je n’ai vu d’abord que ses yeux sombres dans son visage enfantin encadré d’une épaisse chevelure brune. Ils m’ont tellement subjuguée que je n’ai même pas songé à leur soustraire mon corps, que je suis restée nue, impudique et figée dans l’eau jusqu’aux genoux. Pour la première fois depuis une vingtaine d’années, je pouvais contempler un homme sans songer à Piek, à sa trogne rougeaude et au bout de chair ridicule dépassant du fouillis de ses vêtements. J’ai beau explorer ma mémoire de fond en comble, je ne me rappelle pas les premières paroles que nous avons échangées. Ni même si nous en avons échangé. Je me souviens seulement que son regard me brûlait délicieusement, que je n’avais qu’une envie, c’était de prolonger ce contact, de m’offrir sans retenue à cette caresse visuelle à la fois si intense et si douce. Il émanait de lui une tristesse bouleversante, presque palpable, qui semblait le recouvrir comme une ombre. Il portait des objets que je n’ai pas identifiés sur le moment. J’ai cru qu’il s’était muni de couvertures ou de manteaux de laine végétale pour se protéger des grands froids de l’amaya de glace.
Il m’a souri tout à coup, et je me suis sentie soulevée de l’eau. Puis il s’est rapidement dévêtu et il est entré à son tour dans la rivière. Nous nous sommes baignés tous les deux sans dire un mot et, que je sois transformée en pierre si je mens, sans nous toucher ni nous frôler. Il avait suffi que nous nous regardions quelques instants pour que s’instaure entre nous ce respect mutuel et infini qui est la marque des grands déçus de la vie. Pourtant, son corps élancé et sa peau dorée m’avaient déjà réconciliée avec les hommes et redonné l’envie de devenir une femme. Ma haine contre les fleureuses et les mathelles n’était pas tombée – elle ne l’est pas encore tout à fait, un aveu terrifiant pour une vieillarde de mon espèce –, mais mon exil avait abouti à un résultat totalement inattendu : j’allais enfin pouvoir me consacrer à mes désirs après avoir passé plus de dix ans à exaucer ceux des autres.
Les mémoires de Gmezer.