Orchéron continua pendant un bon moment, puis, harcelé par la fatigue, la soif et la faim, éprouva le besoin de s’arrêter lorsque le tas lui arriva à peu près à hauteur de la taille. Assis sur le banc circulaire, en nage malgré le froid intense, il reprit son souffle en contemplant l’œil circulaire et aveuglant de l’ouverture. La poussière, plus épaisse qu’une averse de cristaux, lui irritait les yeux, les narines et la gorge.
Le flot de lumière qui tombait dans la salle vacilla tout à coup, un peu comme les rayons de Jael obscurcis par des frondaisons agitées par le vent, puis il se tarit pendant quelques instants, comme si quelqu’un venait de poser un couvercle sur l’ouverture. Orchéron se releva, inquiet, les jambes fléchies, le couteau levé à hauteur de son visage. Derrière lui, une pierre en équilibre dégringola en provoquant un éboulement. Tout un pan du mur de soutènement s’effondra dans un fracas d’orage et souleva une nouvelle nuée rougeâtre.
Au travers de ses cils collés par la sueur et la terre, il lui sembla déceler un mouvement bref, comme une reptation de furve, un déplacement qui trahissait en tout cas la présence d’un être vivant au-dessus de lui. La lumière, qui s’écoulait à nouveau, n’atteignait plus le sol, incapable de transpercer les volutes figées de poussière. Il appela, sa voix résonna un long moment dans le silence, mais nul ne lui répondit. Toussant, crachant, il se remit au travail, montant d’abord son amas avec les pierres de l’éboulement. Il ne pouvait pas se contenter de les jeter les unes sur les autres, il devait les agencer, les étayer, les caler de telle manière qu’elles ne s’effondrent pas à la moindre poussée, au moindre déséquilibre. Prévoir en outre d’autres monceaux un peu moins hauts qui lui serviraient de marches pour compléter et gravir le tas principal. Les circonstances le conviaient à faire preuve d’une part infime de cette patience qui avait guidé les maîtres bâtisseurs de cette salle souterraine. Conscient qu’il perdrait du temps à vouloir en gagner trop rapidement, il s’appliqua à chercher le meilleur emplacement pour chaque pierre.
L’ombre vint boucher la trappe à plusieurs reprises. Orchéron ne discerna rien d’autre que des mouvements aussi fugitifs et silencieux que le passage d’un nuage noir dans un ciel clair, cria deux fois puis, en l’absence de réponse, finit par ne plus y prêter attention. Son ouvrage lui arrivait maintenant à la tête et nécessitait un surcroît de précautions. Obligé de monter les pierres une à une, il se sentait gagné par une sensation pernicieuse de découragement. Il était parvenu à un stade où l’entreprise paraissait totalement inutile, sans début ni fin, figée dans sa propre absurdité, trop avancée pour renier le travail accompli, pas assez pour en apercevoir l’issue. Il s’accrocha cependant, descella sans relâche les pierres du mur, découvrit des bandes de plus en plus larges d’une terre de la même couleur que la lèpre des barreaux de l’ancienne échelle.
Alors que la lumière du dehors commençait à perdre de son éclat, il estima le monticule assez haut. Il aurait donné n’importe quoi pour boire quelques gouttes d’eau et respirer un air débarrassé de cette suffocante odeur de poussière. Il gravit d’abord les marches grossières qui montaient jusqu’au milieu de l’amas, puis, avec une lenteur crispante, les yeux brûlés par la sueur, il se jucha tout en haut en choisissant ses appuis avec soin, s’immobilisant, le cœur affolé, lorsque des craquements sourds s’élevaient sous ses pieds ou ses mains. Une fois au sommet, il resta accroupi un long moment afin de reprendre son souffle, puis se déplia avec une délicatesse d’éclipte. L’ouvrage oscilla et gronda d’une façon inquiétante lorsqu’il parvint à se mettre debout. Sa hâte à regagner l’air libre l’avait rendu un peu trop optimiste : ses mains ne parvenaient même pas à frôler le bord inférieur de la trappe, il lui manquait une distance d’environ un coude. Le ciel mauve, les reliefs translucides et les reflets qu’il entrevoyait là-haut restaient pour le moment inaccessibles.