Orchéron demeura un long moment sans pouvoir bouger dans une obscurité totale, aux prises avec une souffrance aussi cruelle, aussi implacable que celle qui le terrassait pendant ses crises. Il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait, il avait repris connaissance après une brève sensation de déplacement et de dispersion dans le vide. Son corps glacé semblait se reconstituer petit à petit, ainsi que ses pensées, ses souvenirs.
Curieusement, sa mémoire lui revenait dans l’ordre chronologique. Il revivait d’abord des scènes de sa première enfance avec sa mère Lilea, des sensations éprouvées à l’âge de deux ou trois ans, tellement lointaines qu’elles paraissaient surgir d’un autre monde, d’une autre vie. Un visage auréolé de cheveux blancs bouclés et sillonné de rides peu prononcées le fixait avec attention. Il appartenait à un homme, même si un grand nombre de femmes auraient pu lui envier sa finesse. Ses yeux pâles étaient à la fois d’une pureté cristalline et d’une tristesse infinie, comme un ciel radieux de saison sèche assombri par un voile imperceptible. De temps à autre il se tournait vers Lilea et lui murmurait quelques mots. Ils ne se ressemblaient pas vraiment, et pourtant il sautait aux yeux qu’ils étaient du même sang, de la même lignée. Orchéron ressentait avec l’acuité de Lobzal l’atmosphère de mystère, de clandestinité et d’angoisse qui entourait leur rencontre. Le friselis des herbes, la caresse de la brise nocturne et le scintillement des étoiles indiquaient qu’ils s’étaient donné rendez-vous en pleine nuit et à l’écart du mathelle de Jasa.
Puis la mémoire d’Orchéron le surprenait quelques mois plus tard en train de jouer non loin de sa mère dans la cuisine du mathelle. Un constant de Jasa entrait, visiblement excité, annonçait que les protecteurs des sentiers avaient éteint une nouvelle lignée maudite et que, au train où allaient les choses, il ne resterait bientôt plus une seule de « ces satanées engeances » sur le nouveau monde. Une femme posait une question et le constant lançait une série de noms que Lobzal ne connaissait pas. Alarmé par la pâleur subite de sa mère Lilea, il se précipitait dans ses jupes et lui entourait les jambes de ses bras pour l’empêcher de s’effondrer. Elle lui empoignait les cheveux et les tirait de façon convulsive, douloureuse, mais, de même qu’elle contenait ses larmes et ses tremblements, il ne criait pas, il devinait que le moment aurait été mal choisi d’attirer l’attention sur eux.
Il n’avait jamais établi la relation entre la réaction de sa mère et l’homme aux cheveux blancs et aux yeux clairs, mais aujourd’hui, dans ce creuset de souffrance et de ténèbres où s’aiguisaient les souvenirs, le tableau lui apparaissait dans son intégralité : c’était la mort du père de Lilea que le constant de Jasa était venu annoncer avec une telle brutalité, une telle impudeur.
La mort par conséquent de son grand-père. Lilea avait pris des risques insensés pour lui montrer son petit-fils, le dernier de la lignée : personne ne devait savoir qu’elle s’était perpétuée.
Orchéron s’accoutumait à l’obscurité, entrevoyait des lignes, des reliefs. La douleur diminuait peu à peu, et il pouvait désormais se représenter les contours de son corps. Allongé sur une surface ni ferme ni molle qui était sans doute de la terre, il se trouvait au centre d’une cavité qui évoquait un sous-sol ou une cave plutôt qu’une grotte naturelle : assez basse sur les côtés, elle prenait de la hauteur au centre de sa voûte en forme de cône renversé. Il y régnait un froid identique à celui qu’ils avaient éprouvé, les ventresecs et lui, dans le tunnel du bord des grandes eaux. Il fouilla la pénombre du regard mais ne discerna pas de corps autour de lui. Les errants n’avaient pas osé le poursuivre de l’autre côté de la porte. Une intuition lui murmura que leur organisme n’aurait pas supporté ce… saut dans le temps, que leur prophétie, en entretenant cette terreur de la malédiction, les protégeait de la curiosité.
Saut dans le temps…
Sans doute la seule définition satisfaisante de l’expérience qu’il venait de vivre. La même, en plus condensée, en plus consciente, que les trous de mémoire qui avaient jalonné son existence. Il n’avait pas l’impression pourtant d’avoir égaré une partie de ses souvenirs, seulement d’avoir subi une brusque accélération, d’avoir été projeté par un souffle d’une puissance infinie. Comme si, en franchissant l’ouverture du bout du tunnel, il avait aboli les distances et mis le pied dans une nouvelle réalité. Mais pourquoi avait-il la capacité de traverser ce passage alors que les autres, les errants et probablement la plupart des habitants du nouveau monde, ne le pouvaient pas ?