Ils traversèrent une nouvelle zone de terre ferme parsemée de flaques peu profondes où les petites créatures rampantes firent leur réapparition, plus clairsemées et légèrement plus grosses qu’auparavant. La nuit absorba peu à peu la lumière décroissante de Maran. Ils progressaient dans un silence presque total, à peine troublé par le crépitement des sabots de la yonkine. Le passage se jetait dans une obscurité opaque traversée par un vent glacial, saturée d’une odeur de plus en plus saline.
Le dos et la nuque irradiés par la chaleur de Jozeo, Ankrel ne sentait plus le froid ni la fatigue. Tout entier concentré sur l’allure de sa monture, attentif aux moindres signes qui auraient pu trahir un début de fatigue, il avait l’impression que cette chevauchée dans le cœur nocturne du nouveau monde le réconciliait avec lui-même, le délivrait de ses tourments, du regard de la ventresec, de l’influence de Jozeo. Ils n’avaient pas encore rattrapé les autres, il ignorait s’il leur restait la moindre chance de franchir le passage avant le retour des grandes eaux, mais cela n’avait pas vraiment d’importance, il jouissait du rythme régulier et lancinant de la yonkine, des coups de fouet du vent sur son visage et son torse. La mort l’attendait peut-être dans les ténèbres de plus en plus épaisses qui barraient l’horizon, il ne la craignait pas, il acceptait de se dissoudre dans la tranquillité magnifique de la nuit, de s’effacer du jour, de la fureur et de la douleur du nouveau monde.
Ils dépassèrent un yonk agonisant sur un lit de boue et, un peu plus loin, son cavalier qui, la jambe brisée, rampait désespérément en direction d’une terre qu’il n’atteindrait jamais. Un bras abandonné par les grandes eaux, large d’une cinquantaine de pas, de la profondeur d’un homme, se présenta plus loin devant eux. La yonkine franchit l’eau glacée au prix d’un violent effort qui la vida de ses forces. Elle resta ensuite un long moment sans pouvoir adopter une autre allure que le petit trot.
« Force-la ! cria Jozeo. Ou elle va se laisser gagner par la paresse ! »
Ankrel ne répondit pas mais ne tint pas compte de la suggestion de son aîné. C’était la première fois qu’il était en désaccord avec lui, comme si le fait de s’être porté à son secours, et donc de l’avoir ravalé au rang d’humain ordinaire, avait effacé son admiration et aboli le pouvoir qu’il détenait sur lui.
Ankrel décida de privilégier au contraire la douceur. Quand la yonkine eut retrouvé un peu d’allant, il ne lui donna pas de coups de talon ni ne la frappa du plat de la main, il lui murmura simplement des mots d’encouragement, les lèvres tout près de son oreille, le nez enfoui dans sa toison.
L’eau commença à monter presque aussitôt que la lumière de Maran se fut éteinte derrière eux. Elle surgissait des replis de la nuit sans un bruit, comme si elle suintait directement d’une terre de plus en plus humide. Le chemin s’effaçait à une vitesse effarante, des flaques profondes le barraient déjà sur toute sa largeur.
Les lueurs cauchemardesques de l’aube soulignaient l’horizon. Ankrel scruta les ténèbres mais ne discerna aucun relief, aucune terre, il aperçut seulement les taches fuyantes de yonks qui galopaient sur les grandes eaux en soulevant des gerbes écumantes.
CHAPITRE XXI
MURS