Ankrel tirait régulièrement sur les rênes pour contenir la nervosité de sa monture, une femelle à la robe et à la toison brun clair. Jamais Maran ne lui était apparu aussi gros, aussi plein, aussi lumineux. Strié de taches blanches, le disque argenté du troisième satellite semblait régner sans partage sur la nuit, ternissant la lumière diffuse des lointaines étoiles et la clarté laiteuse d’Aphya, plus haute et entièrement ronde elle aussi.
Jozeo, qui se tenait à l’avant du petit groupe, debout près de son yonk, se retourna vers Ankrel, le sourire aux lèvres.
« Regarde de quoi est capable l’enfant-dieu de l’arche, petit frère ! »
Le spectacle de ces grandes eaux qui continuaient de se retirer avec un calme qui ne leur ressemblait pas exerçait la même fascination sur tous les chasseurs. Le passage qu’elles dégageaient peu à peu atteignait désormais une largeur d’une centaine de pas et s’enfonçait à perte de vue dans la nuit. Les oiseaux piquaient sans relâche sur les formes grouillantes, et Ankrel s’expliquait maintenant l’excitation des volatiles qui n’avaient cessé de piailler et de se démener jusqu’au lever de Maran : ils avaient guetté avec impatience la manne vivante offerte par le retrait des grandes eaux. Il ne discernait pas encore les détails des petites créatures surprises par ce soudain assèchement, il voyait seulement qu’elles s’efforçaient d’échapper à leurs prédateurs volants avec une lenteur qui traduisait leur maladresse sur la terre ferme.
Jozeo enfourcha sa monture et, d’un geste machinal, essaya de discipliner sa chevelure chahutée par le vent. L’air était vif, chargé d’une forte odeur de saumure.
« Maran nous ouvre le passage, fit-il d’une voix forte pour dominer les ululements des rafales. Nous avons jusqu’aux premières lueurs de l’aube pour atteindre l’autre continent. Nous avons le temps, à condition de chevaucher sans trêve. Ne vous arrêtez surtout pas lorsque les eaux remonteront. Continuez de fouetter vos montures. Si elles donnent des signes de fatigue, sautez sur un yonk de réserve. Si l’un d’entre nous tombe, les autres ne l’attendront pas. Si l’un d’entre nous s’enlise, les autres ne l’aideront pas. Est-ce que c’est bien compris ? »
Les lakchas acquiescèrent d’un grognement ou d’un mouvement de tête. La tension soudaine qui s’empara de ses compagnons fit frissonner Ankrel. C’était à une forme d’initiation que les conviait Jozeo, à une épreuve à la fois exaltante et impitoyable sous l’œil gigantesque et brillant de Maran. Ils allaient s’engager sur un chemin qui n’autoriserait pas la moindre erreur, avec pour tout viatique leur foi en l’enfant-dieu de l’arche, leur frère et leur père céleste. Bien qu’il ne portât ni le masque d’écorce ni la robe de craine, Ankrel fut envahi d’une fièvre identique à celle qu’il avait ressentie lors de son intromission chez les protecteurs des sentiers.
« Débarrassez-vous des vivres et des couvertures, reprit Jozeo. Nous trouverons de quoi manger et nous réchauffer de l’autre côté. »
Les lakchas s’exécutèrent sans marquer la moindre hésitation. Jozeo n’avait jamais franchi les grandes eaux, mais ses yeux brillants et ses traits sereins lui donnaient l’allure d’un fils béni de Maran, d’un homme qui tenait ses certitudes d’une conversation secrète avec le régisseur du monde des ténèbres.
Ils attendirent encore que les terres découvertes absorbent les flaques, puis, sur un signal de Jozeo, ils s’élancèrent au grand galop sur le large chemin qui fendait les grandes eaux.
Les proies des oiseaux étaient des créatures rampantes recouvertes d’une peau écailleuse et munies de deux petites pattes avec lesquelles elles avançaient en se balançant d’un côté sur l’autre. De la longueur et de l’épaisseur d’un doigt, elles effectuaient de temps à autre un bond qui les projetait sur une distance de deux pas mais qui ne leur permettait pas d’échapper aux becs précis et voraces de leurs prédateurs ailés.
La tête penchée sur l’encolure de sa monture, Ankrel les voyait grouiller autour de lui et sauter au dernier moment pour esquiver les sabots. Les deux ou trois premières lieues franchies, il avait labouré les flancs de la yonkine à coups de talon pour se caler dans le sillage de Jozeo, se figurant qu’il augmenterait ses chances en se plaçant dans l’ombre du fils préféré de Maran. Les neuf autres lakchas avançaient quasiment de front derrière eux. Ils n’avaient pas eu besoin de lier à leurs selles les rênes des yonks sans cavalier ; ces derniers, régis par les réflexes ancestraux d’appartenance au troupeau, réglaient d’eux-mêmes leur allure sur celle du groupe. La terre mêlée de sable et imprégnée d’humidité absorbait le grondement de leur chevauchée.