Читаем Orchéron полностью

Bien que la lumière argentine de Maran brillât avec générosité, Ankrel ne distinguait plus les grandes eaux de chaque côté du passage, comme si elles s’étaient évanouies dans les ténèbres. L’air, de plus en plus froid, transperçait le cuir de ses vêtements et générait un contraste saisissant avec la chaleur qui montait de ses cuisses, de ses fesses et de ses reins. Les nuées d’oiseaux s’éclaircissaient maintenant, mais pas les créatures rampantes, parfois tellement compactes qu’elles formaient un véritable tapis et que les yonks en écrasaient un grand nombre dans un chuintement hideux.

Ils parcoururent sans encombre une distance qu’Ankrel évalua à une vingtaine de lieues, puis les yonks, soumis à rude épreuve depuis plusieurs jours, donnèrent les premiers signes de fatigue. L’un deux décrocha du groupe avec une telle soudaineté qu’il ne laissa pas le temps à son cavalier, Frail, de sauter sur une monture de rechange. Alerté par ses cris, Ankrel lança un regard par-dessus son épaule et le vit décroître rapidement dans leur sillage puis se fondre dans la nuit. Il accrocha son regard à la silhouette de Jozeo, qui ne s’était pas retourné, pour repousser la tentation de voler au secours de leur compagnon attardé. Maran avait reçu son premier sacrifice, il en exigerait certainement d’autres avant la fin de la traversée.

Le roulement de la cavalcade ne parvenait pas à briser le silence de la nuit désormais écrasant. À la terre relativement ferme succédait un fond vaseux, instable, d’où les sabots arrachaient de grandes gerbes de boue. On n’y distinguait plus de créatures rampantes mais des formes sombres volumineuses, parcourues d’ondulations répétées et brutales.

Les membres postérieurs du yonk de Jozeo se dérobèrent tout à coup, l’entraînèrent dans un long travers à l’issue duquel il se coucha sur le flanc. Vidé de la selle, Jozeo roula dans la boue sur une distance de dix pas. La monture d’Ankrel fit un écart sur le côté, à la fois pour sortir du terrain glissant et pour esquiver l’obstacle de son congénère couché, puis, affolée, continua sa course sans tenir compte de la pression soutenue de son cavalier sur les rênes. La blessure du mors la contraignit à obtempérer et à s’arrêter un peu plus loin. Les neuf autres lakchas et les montures sans cavalier dépassèrent Ankrel et s’éloignèrent rapidement dans la nuit.

« Fous le camp ! hurla Jozeo. Tu as entendu les ordres ! »

Arc-bouté sur ses jambes, il tirait sur les rênes de son yonk pour l’obliger à se relever. Il paraissait inconcevable à Ankrel de poursuivre l’expédition sans Jozeo, pas seulement parce qu’il l’admirait, mais parce que sans lui les autres seraient comme des enfants perdus dans un monde hostile. Il se dirigea au petit trot vers le lakcha.

« Ne t’occupe pas de moi, Ankrel ! Tu es en train de perdre toutes tes chances ! »

La respiration sifflante du yonk de Jozeo indiquait qu’il ne repartirait pas. Tout autour de lui, des formes sombres s’agitaient de plus en plus frénétiquement dans le fond de vase. La lumière de Maran qui se tenait juste au-dessus d’eux, dilaté, énorme, se reflétait par intermittence sur leurs enveloppes noires et lisses.

« Monte derrière moi », dit Ankrel.

Jozeo lui lança un regard où la colère le disputait à l’étonnement.

« Nous n’aurons aucune chance, à deux sur le même…

— Monte. Nous ne saurons pas quoi faire si tu n’es pas avec nous.

— Tu me prends pour un de ces foutus crétins de chasseurs sans cervelle ! gronda Jozeo. J’ai transmis mes instructions aux autres au cas où il m’arriverait quelque chose. Fiche le camp, petit frère. Maran a choisi ses…

— Les instructions ne font pas les hommes, coupa Ankrel. Je ne bougerai pas tant que tu ne seras pas monté avec moi. Nous vivrons ou nous mourrons ensemble. »

Jozeo lâcha les rênes de son yonk avec un sourire à la fois ironique et amer, et s’avança vers Ankrel.

« T’es un foutu cabochard, mais je te préviens que… »

Une série de gargouillements suivis d’un mugissement de terreur et de douleur couvrirent la fin de sa phrase. Les formes sombres pullulaient autour du yonk couché, qui tenta de se redresser dans un ultime effort mais qui, comme subitement happé par un gouffre, s’enfonça tout entier dans la vase. Après quelques instants de remous furieux, les formes sombres disparurent à leur tour et la boue recouvra sa surface lisse.

« Les gloutons des grandes eaux, fit Jozeo d’une voix sourde. Le cercle ultime m’en avait parlé.

— Partons » souffla Ankrel.

Il leva les yeux sur Maran. Seule l’intercession de l’enfant-dieu de l’arche pouvait maintenant les sauver de la mort à laquelle ils semblaient promis.

Par chance, la femelle qui avait échu à Ankrel au moment du départ était plus résistante et opiniâtre que la plupart de ses congénères. Il la laissa s’habituer à son nouveau fardeau et galoper à son rythme avant de la solliciter franchement. Elle accéléra l’allure, la tête baissée, les cornes en avant, les naseaux près du sol, comme pour compenser le surcroît de poids à l’arrière.

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