« Qu’est-ce qu’on attend ? » demanda Ankrel.
Après avoir parcouru une interminable bande de terre cernée par des eaux échevelées, ils étaient arrivés à Jael couchant sur une grève de sable blanc.
Ils avaient chevauché pratiquement sans prendre de repos durant cinq jours et cinq nuits, changeant régulièrement de monture, ne s’arrêtant que pour s’alimenter et détendre leurs muscles fourbus. Deux averses de cristaux les avaient obligés à s’abriter pendant plusieurs heures sous des promontoires rocheux. Une couverture tirée sur lui, Ankrel s’était assoupi malgré les tintements et les crépitements de la glace qui s’écrasait sur la pierre. Malgré la tempête qui soufflait à l’intérieur de son crâne.
Ils avaient franchi la chaîne de l’Agauer par une gorge profonde qui traversait tout le massif et dans laquelle les sabots des yonks soulevaient un vacarme assourdissant. Ankrel était resté presque tout le temps la tête en l’air, les yeux levés sur les pentes vertigineuses et blanches. Les vibrations avaient déclenché de fréquentes chutes de glace, mais aucune d’elles n’avait bouché le défilé ni blessé les cavaliers ou leurs montures.
« L’heure de grand-Maran, répondit Jozeo.
— Tu veux dire qu’on… va traverser en pleine nuit ? »
Jozeo enroula des mèches de ses cheveux autour de son index, un tic enfantin qui contrastait avec la virilité affirmée de son visage.
« Nous avons encore quelques heures pour nous reposer.
— Quel rapport entre grand-Maran et la traversée ? » insista Ankrel.
Jozeo soupira puis sourit, comprenant qu’il ne s’en tirerait pas à si bon compte. Il était fatigué comme les autres, il avait besoin de calme, de silence, mais la curiosité d’Ankrel reviendrait le harceler tant qu’elle ne serait pas satisfaite.
« Les satellites ont une influence sur les grandes eaux. Et en particulier Maran, le plus grand des trois, quand il est en phase pleine.
— Comment quelque chose qui est dans le ciel peut-il avoir une influence sur les eaux ?
— Le cercle ultime dit que c’est un signe de la puissance infinie de l’enfant-dieu. Mais nous pourrons bientôt en juger par nous-mêmes. Tu devrais te reposer en attendant. »
De repos, Ankrel n’en prenait guère depuis leur départ de la grotte des plaines du Triangle, sauf quand la fatigue lui engourdissait le corps et lui fermait les yeux. Il ne ressentait plus aucune douleur à la jambe, comme si elle n’avait jamais été brisée, comme si ses os n’avaient jamais formé cet angle bizarre, effrayant, qu’il avait aperçu après sa chute. Ses fesses et ses cuisses commençaient à s’habituer à la selle et ne se couvraient plus de ces rougeurs et de ces cloques qui l’avaient empêché de s’asseoir les premiers jours de chevauchée. Ce n’était donc pas son corps qui le tourmentait, mais l’image de la ventresec et de son nourrisson qui hantait ses pensées, qui l’empêchait de dormir.
Jamais il n’avait distingué tant d’espoir et de supplication que dans les yeux de cette femme lorsqu’il était entré dans la grotte, jamais il n’avait vu tant de désespoir, d’horreur et de colère lorsqu’il avait plongé son poignard dans le cou de l’enfant. Il avait pris conscience, après coup, qu’il avait voulu surpasser en cruauté Jozeo, son modèle, qu’il avait d’abord tué le nourrisson pour se prouver qu’il pouvait défier la détresse de la mère. Elle avait alors lâché son enfant, s’était jetée sur lui comme une furie, tous ongles dehors, et il avait dû esquiver ses coups de griffe pour la frapper au visage, ensuite à la gorge et enfin, dans un dernier accès de rage, à la poitrine. Elle s’était affaissée à ses pieds dans un soupir presque mélodieux, il avait filé de la grotte comme un voleur, comme un lâche.
Le regard de la ventresec s’était fiché à l’intérieur de lui, et il n’avait plus la possibilité désormais de l’éteindre ou de l’éviter. Elle le contemplait avec obstination où qu’il allât, quoi qu’il fît, qu’il chevauchât son yonk, qu’il bût une rasade à sa gourde, qu’il s’éloignât des autres, qu’il s’allongeât sous une couverture pour se protéger du froid.
Jozeo lui tendit un morceau de viande séchée.
« Mange, c’est une foutue cavalcade qui nous attend cette nuit. »
Ankrel refusa l’offrande d’un geste de la main.
« Quelque chose te tracasse, petit frère, reprit Jozeo. Ça se voit à tes yeux, à ta mine. La ventresec, pas vrai ? »
Les larmes vinrent aux yeux d’Ankrel qui s’absorba dans la contemplation des grandes eaux ensanglantées par les rayons de Jael couchant. Les flocons d’écume arrachés par le vent aux vagues déferlantes s’embrasaient comme des gerbes de brandons, des oiseaux piaillards traçaient leurs arabesques multicolores sur le fond incandescent du ciel. Le regard de la ventresec empêchait Ankrel d’apprécier à sa juste valeur la splendeur d’un paysage à la fois tonifiant et apaisant.
« Tous ceux que j’ai tués me contemplent, dit Jozeo. C’est gênant au début, on finit par s’y habituer. »
Ankrel fixa le lakcha avec étonnement.
« Comment sais-tu que…
— Nous nous ressemblons sur pas mal de points, coupa Jozeo. Sur celui-ci aussi.