Pourquoi l’eau bouillante ?
D’accord, mais pourquoi nous obliger à plonger dans l’eau bouillante ?
Alma examina son corps éclairé par la lumière ambrée de la roche translucide. Sa peau se couvrait de plaques rouge vif et de cloques d’où s’échappaient des gouttes d’un liquide séreux. Elle avait souffert comme une damnée à l’issue de son immersion dans l’eau bouillante de la grotte de Djema, mais la douleur, hormis celle à son pied gauche, s’était apaisée au bout d’un temps qu’elle avait estimé à quatre ou cinq jours. Elle avait compris que ces brûlures étaient les vestiges de ses peurs, les résurgences de ce passé qui, comme une éclipte d’Abondance, déroulait ses tentacules à la surface de son présent.
Elle avait entrevu, avant de s’enfoncer dans les profondeurs du bassin, les masques enrobés de vapeur de ses deux poursuivants parvenus à leur tour sur le promontoire rocheux. Elle avait eu la sensation de se dissoudre dans le cœur même du feu, elle avait commencé à remuer frénétiquement bras et jambes pour échapper à la douleur atroce qui s’emparait d’elle, puis elle s’était souvenue des paroles de Gaella la folle, elle avait coupé toutes les prises et s’était confiée à la souveraineté de l’instant. Il lui avait semblé s’en aller vers sa mort. Cette perspective ne l’avait pas désolée, au contraire, elle l’avait vécue comme une libération des contraintes physiques, des lois de la matière.
Puis le Qval lui était apparu.
Elle ne l’avait pas vu à proprement parler, elle s’était sentie enveloppée de sa présence, de sa vigilance, de sa douceur. Le feu s’était apaisé, elle avait flotté dans un état de semi-conscience ni agréable ni désagréable, neutre, où tout ce qui se passait autour d’elle et en elle ne la concernait pas. Elle ne s’était même pas étonnée des infiltrations d’eau bouillante dans ses narines, dans sa gorge, elle avait simplement ouvert la bouche pour reprendre sa respiration, elle avait cru se remplir d’un seul coup de toute la masse liquide et de toute la chaleur du nouveau monde, elle avait perdu connaissance en croyant s’engager à nouveau sur le chemin des chanes.
Elle s’était réveillée sur le bord d’un autre bassin, probablement relié à celui de la grotte de Djema par une canalisation naturelle. Frémissante de souffrance. Comme dévorée par des flammes. Dans l’incapacité totale de soulager les brûlures extérieures et intérieures qui la tordaient de douleur sur la roche suintante.
Elle avait d’abord pensé qu’elle avait subi le même sort que Gaella la folle, qu’elle était condamnée à vivre le reste de ses jours dans un corps affreusement mutilé, puis elle avait à nouveau ressenti la présence du Qval, une attention rassurante, un baume impalpable et bienfaisant. Elle était restée allongée jusqu’à ce qu’elle puisse exécuter un mouvement sans rallumer l’incendie qui sautait sur le moindre prétexte pour revenir l’assaillir. Son horloge biologique, réglée sur le rythme immuable du conventuel, lui avait appris qu’elle avait probablement gardé cette position pendant quatre jours. Ni la faim ni la soif ne l’avaient tracassée, elle avait seulement dû faire preuve de patience, attendre que se reforment les chairs et les organes ébouillantés. Par chance, il lui arrivait de s’assoupir, de perdre conscience de l’écoulement du temps, de se réveiller quelques heures plus tard, en partie régénérée, en partie délivrée de sa souffrance.
Elle avait pu se relever sur un coude à la fin du quatrième jour et s’asseoir au début du cinquième. La cavité dans laquelle elle se trouvait était une pure merveille en comparaison de la grotte de Djema : elle s’habillait d’une roche translucide et gorgée d’une lumière ambrée dont les nuances et les reflets se multipliaient dans les voussures, dans les dentelles, dans les piliers et dans les volutes qui montaient de l’eau bouillante. Elle n’avait pas remarqué d’ouverture dans la voûte aux rosaces complexes et fascinantes, et elle en avait déduit que la roche, comme les solarines, avait la propriété de capter et de restituer la lumière du jour. Seulement de la restituer en l’occurrence, car les rayons de Jael ne semblaient pas s’inviter dans les lieux.