Très chères amies,
Les premières averses de cristaux de glace se sont révélées nettement plus virulentes que les années précédentes à la même période, comme si la nature elle-même était gagnée par cette fureur qui embrase le nouveau monde. Nous devons interpréter ce dérèglement climatique comme un signe, comme la manifestation de l’amour divin d’Ellula. En nous envoyant cet amaya précoce, la protectrice de notre sentier (c’est à dessein que j’emploie le mot protectrice, n’en laissons surtout pas le monopole aux couilles-à-masques) nous permet de goûter cette trêve que nous appelions de tous nos vœux.
Je profite de cette belle journée d’éclaircie pour renouer le contact avec vous et venir aux nouvelles. Je suppose que nous n’aurons pas à reprendre les armes avant le retour de la saison sèche. Je me suis donc permis de déroger à nos règles de sécurité et de me séparer de trois de mes hommes pour vous dépêcher cette missive. Je ne me voyais pas envoyer des enfants sur les chemins des mathelles. Le ciel est dégagé pour l’instant, mais les vents venus de l’Agauer peuvent se lever soudainement et le couvrir de nuages en un temps très bref. Des enfants auraient risqué d’être surpris par de nouvelles précipitations tandis que les hommes sauront lever la tête et se mettre à l’abri au moindre signe avant-coureur.
Dites-vous bien, mes amies, que la guerre contre les protecteurs des sentiers vient tout juste de commencer. Nous aspirons toutes au retour de la paix, de ces jours heureux bercés par les travaux des mathelles. Nous allons passer deux ou trois mois dans la chaleur de notre maison, entourées de l’amour des nôtres, nous allons reprendre notre place de reine du foyer, nos enfants, nos constants, nos volages, nos permanents vont de nouveau tourbillonner autour de nous comme les trois satellites nocturnes autour du nouveau monde. La tentation sera forte alors de croire que les hostilités sont terminées, que les jours de sang et de larmes se sont éteints comme de mauvais rêves.
La trêve est bénie, mes amies, mais elle est également pernicieuse. Les couilles-à-masques, eux, n’oublieront jamais qu’ils sont sur le pied de guerre, ils reprendront exactement là où les avait laissés le début de l’amaya, avec la même fureur, avec la même volonté de broyer celles et ceux qui contestent leur volonté hégémonique.
Les dernières nouvelles que j’ai reçues de Chaudeterre ont soufflé les dernières flammes d’espoir que j’entretenais presque malgré moi. Je les tiens d’un ancien moissonneur du domaine de Zmera, une mathelle de Cent-Sources qu’il avait escortée en compagnie de trois autres permanents jusqu’au conventuel où elle avait demandé audience à la vénérée Qval. Comme les hommes n’ont pas le droit de pénétrer dans les bâtiments, les quatre membres de l’escorte s’étaient installés dans les environs, au milieu de ces collines aux innombrables sources d’eau chaude qui ont donné son nom au conventuel. Ils se sont fait surprendre et massacrer par un groupe de couilles-à-masques, hormis l’un d’entre eux, notre moissonneur donc, qui s’était éloigné pour satisfaire un besoin naturel. Caché dans les rochers, il a vu une centaine de protecteurs s’introduire dans les bâtiments. Il est resté terré dans les collines pendant plus de trois jours, paralysé par la peur, buvant de l’eau de pluie, mangeant des fruits sauvages, dormant au pied des rochers, puis, alors qu’il s’apprêtait à reprendre le chemin des mathelles, il a été le témoin d’une scène abominable : les couilles-à-masques ont crucifié plusieurs djemales très anciennes sur le portail de bois de l’entrée principale de Chaudeterre.
Vous avez bien lu, mes amies : crucifiées. Il m’a semblé reconnaître dans la description que le rescapé m’a brossée des sœurs torturées les vénérées Qval Frana, la responsable du conventuel, et Qval Anzell, la belladore. Horrifié, notre moissonneur a attendu que les couilles-à-masques désertent les lieux pour s’approcher. Une des djemales n’avait pas encore fini d’agoniser ; pris de pitié, il l’a achevée d’un coup de couteau en plein cœur. Puis il a marché comme un somnambule jusqu’au premier mathelle, le mien, et nous a raconté son histoire (désormais enrôlé dans nos troupes, il bout d’impatience d’en découdre avec les bourreaux des djemales et de Zmera).
Une histoire terrible qui, j’espère, dissipera les illusions que pourrait engendrer et entretenir la chaleur rassurante, émolliente, du foyer. Une histoire, également, que confortent les visions de ma fille Zephra : les images qu’elle reçoit de l’avenir n’incitent guère à l’optimisme béat. La violence et la haine semblent se présenter comme d’indissociables compagnes dans les années à venir. Zephra voit aussi que la guerre se dispute à d’autres niveaux, que la guérison de nos blessures profondes dépend d’interventions dans la trame invisible qui nous relie à tous les êtres vivants de ce monde, y compris à nos ennemis. J’admets que cela soit difficile à comprendre, à accepter, mais nous appartenons à la même trame que les couilles-à-masques. Non que nous devions cesser la lutte et leur tomber dans les bras, mais essayons de découvrir les liens secrets qui nous unissent. C’est, me semble-t-il, le sens de cette recherche historique que je réclamais dans mon dernier courrier. À ce propos, Halane m’a récemment confié qu’elle avait peut-être trouvé une piste. Peut-elle nous en apprendre un peu plus ou bien est-ce encore trop tôt ? Quoi qu’il en soit, chère Halane, ton courrier sera le bienvenu. Plus nous échangerons de missives et plus nous resserrerons nos liens.
Je parlais – Zephra parlait – d’interventions dans la trame invisible. Ma fille ne sait pas au juste ce que recouvre cette notion, ni en quoi consistent ces interventions, ni quelle(s) personne(s) en est (sont) – ou en serai(en)t – chargée(s). Il s’agit chez elle d’une impression, d’une intuition plutôt que d’une révélation. À celles d’entre vous qui douteraient des visions de Zephra, et qui auraient raison de le faire, on n’est jamais assez prudent avec ces choses-là, je répondrai que j’ai moi-même observé la plus grande circonspection et attendu que les faits valident la majorité d’entre elles avant de leur accorder du crédit. En tant qu’ancienne djemale, j’ai reçu une formation critique qui me rend particulièrement méfiante devant les phénomènes (ou pseudo-phénomènes) touchant à l’esprit. Si donc je me permets de faire allusion aux visions de Zephra, c’est parce que j’ai acquis quelques certitudes la concernant, que j’ai jugé opportun d’utiliser son don pour nous aider dans la période difficile que nous traversons. À celles d’entre vous qui persisteraient à soutenir que je suis aveuglée par mon orgueil de mère, que je ne puis juger en toute impartialité, je répondrai que l’orgueil serait un sentiment pour le moins déplacé dans notre situation. La mort de dizaines et dizaines d’hommes que nous avons aimés comme fils, constants, amants, frères ou compagnons de labeur m’incite au contraire à la modestie, à la contemplation, à la réflexion. J’ai pour principale motivation désormais d’épargner le plus possible de ces précieuses vies, non de me rengorger des aptitudes de ma progéniture.
J’attends que vous répondiez toutes à ce courrier, même si vous estimez que vous n’avez pas grand-chose d’important à dire. Racontez-moi, racontez-nous vos riens quotidiens, vos petits tracas, vos joies minuscules, ces ruisseaux infimes qui gonflent notre rivière humaine, notre Abondance.
Je vous embrasse du fond du cœur, mes chères compagnes bénies des jours maudits.
Votre Merilliam.