Des meuglements prolongés le tirèrent de son sommeil. Il s’extirpa de son refuge avec un peu trop de précipitation et se cogna durement le haut du crâne à la pierre. À demi étourdi, il sortit dans la pluie fine et froide qui dérobait le paysage et ternissait la lumière de l’aube. Le troupeau de yonks était revenu sur le plateau et s’était dispersé entre les rochers à la recherche des arbustes épargnés par le broutement de la veille. Alertés par le remue-ménage, les ventresecs se rassemblaient près de la cavité où ils avaient entassé les quartiers de viande.
Une pointe de dépit transperça Orchéron lorsqu’il vit Ezlinn s’avancer en compagnie d’un homme aux cheveux noirs et raides qu’elle tenait enlacé par la taille. Étrange comme on dédaigne les choses qui vous arrivent et comme on revendique celles qui vous échappent. Une flambée de colère l’embrasa, qu’il dirigea d’abord sur la ventresec avant de la retourner contre lui-même. Il prit conscience qu’il aurait fait exactement la même chose avec un couteau, qu’il aurait plongé la lame dans la poitrine d’Ezlinn puis dans la sienne, avec la même rage qu’il avait poignardé Œrdwen. Il s’inquiéta de cette tendance à recourir à la violence à la moindre contrariété et dispersa sa tension intérieure dans l’observation des yonks sauvages. Il ne remarqua d’abord rien de notable dans le troupeau, puis il aperçut un grand mâle à la robe gris clair, presque blanche, et aux cornes noires. Il fut d’abord étonné de ne pas avoir discerné plus tôt cette couleur de robe pourtant peu commune, puis il en arriva à la conclusion que ce troupeau n’était pas le même que celui de la veille.
Louvoyant entre les rochers et les herbivores, il se dirigea à grands pas vers l’ouverture du tunnel qui conduisait sur la plateforme du pied de la falaise. L’abondance d’excréments frais le conforta dans l’idée que les yonks avaient bel et bien emprunté ce passage pour gagner le plateau. Il le parcourut aussi rapidement que le lui permettaient l’obscurité et le sol glissant.
En bas, la pluie et les gerbes des vagues s’associaient pour envelopper les grandes eaux d’une grisaille uniforme. La barrière de récifs qui isolait la plate-forme des vagues n’était plus qu’une ombre menaçante et grondante d’où surgissaient de temps à autre des griffes liquides livides. Il serra les dents pour lutter contre le froid, contre la sensation effrayante d’être la proie de l’eau et du vent ligués, et observa avec une attention soutenue les rochers luisants battus par les embruns. Des bourrasques virulentes le déséquilibrèrent et l’obligèrent à reculer à plusieurs reprises. Il avisa sur sa gauche une bouse de yonk à quelques pas du pied de la falaise, à demi cachée par l’arête basse d’un rocher. Il s’en approcha tant bien que mal, arc-bouté sur ses jambes, replié sur lui-même, le torse et le visage giflés par les gouttes.
Il s’engagea dans un espace délimité d’un côté par une rangée serrée de grands rochers et de l’autre par la paroi, une perspective impossible à discerner de loin à cause de l’uniformité des couleurs et des formes. Il lui suffit ensuite de suivre les excréments de yonk, intacts de ce côté-ci, pour remonter le passage, de plus en plus étroit, sur une cinquantaine de pas. Il progressait maintenant à l’abri du vent et des gerbes d’écume. Le grondement des vagues semblait se désagréger sur le silence. Assez large pour les yonks, le chemin, car il s’agissait bien d’un chemin taillé dans la roche, épousait les méandres décrits par le bas de la falaise.
Orchéron le parcourut sur une distance qu’il estima à une lieue. Il se jonchait par endroits de flaques d’urine ou de mares hérissées par la pluie, abandonnées par les vagues qui réussissaient à s’élever au-dessus de la muraille rocheuse. Une dénivellation légère mais bien réelle l’amenait peu à peu à plonger dans les profondeurs du sol et à se transformer, plus loin, en galerie souterraine.
Orchéron s’immobilisa, leva la tête et contempla le ciel réduit à un mince ruban gris et larmoyant au-dessus des parois resserrées. Des rigoles gonflées par la pluie diluaient les restes de bouse de yonk. Les grands herbivores, qui, selon la légende, avaient fait leur apparition sur le Triangle deux siècles après l’atterrissage de
Il s’apprêtait à aller prévenir les ventresecs de sa découverte quand il discerna un mouvement dans l’obscurité de la bouche sombre.
CHAPITRE XVIII
QVAL