Le petit pas grand se penche sur moi. D'une détente je lui noue mes cannes autour du cou, ce qui, en langage catchesque s'appelle un ciseau. Un ciseau, à froid; ça persécute le mental d'un homme, cet homme fût-il futile comme un soldat américain. Le v'là couché dans la broussaille, avec les cheveux pareillement (en broussaille). Un cri, je mate. Et j'en ai le cervelet, qui prend le hoquet. La môme Laura, gagnée par le feu de l'action, vient de se payer le gros militaire en lui massant la nuque au moyen d'une grosse pierre qu'elle a cueillie sur le bord de la route. L'endoffé éternue et s'abat. Je termine mon client d'un léger coup de tatane dans le temporal et je me relève. Béru, bouffi d'admiration, s'approche en applaudissant.
— Magnifique! s'exclame-t-il. Oh! ce coup de polochon que Mâme Curtis y a administré sur la calandre. Ce bébé rose doit z'en avoir pour des plombes de dodo et huit jours de migraine.
Laura jette sa pierre. Je sourde en constatant que le gadin en question est très pointu d'une extrémité. Je m'incline sur l'assommé. Il a une plaie pas belle à la base du crâne.
— Tu dis qu'il va avoir besoin d'une compresse? rigole Béru qui aime les plaies et les bosses, même lorsqu'il n'en est pas l'auteur.
— Faudra l'humecter à l'eau bénite, la compresse, dis-je lugubrement, vu qu'il est extrêmement mort pour son âge!
Du coup, le Mastar violit et s'agenouille auprès du malheureux.
— Tu nous chambres, ou quoi, San-A?
Tout comme moi, il constate le décès du gars et, pour lors, adresse à Laura Curtis un regard mitigé.
— Vous alors, bougonne mon ami, vous faites une drôle de marraine de guerre, mon petit.
— Vous êtes certain que je… je l'ai tué? balbutie la jeune femme.
Lathuile qui nous a rejoints reste à l'écart. Son gros pif pompe l'air sucré de la campagne vietnamienne avec un bruit de bottes dans un marécage. Ses yeux enclins à la mansuétude sont devenus froids et méprisants.
— Je vous demande pardon, lady et gentlemen, dit-il, mais je vais vous laisser. Vous avez des jeux trop dangereux pour moi.
Je réagis, bien que je sois, vous vous en doutez, em… jusqu'à l'os.
— Débloque pas, Lathuile, tu vois bien qu'il s'agit d'un accident! Laura a voulu nous donner un coup de main et…
— Elle les appuie trop, ses coups de main, si tu veux mon avis. Tel que ça démarre, ton cirque, ça m'étonnerait pas que les Ricains plantent deux ou trois poteaux de mieux, demain matin. Excuse-moi, mais j'ai un complet neuf, et douze trous de balles le rendraient irrécupérable. Tchao!
Là-dessus, il s'éloigne de sa démarche boulée de sanglier qui aurait des cors aux pattes.
— J'ai fait du vilain, n'est-ce pas? murmure Laura.
Je ne lui réponds pas, la laissant apprécier la qualité de mon silence.
— Je voudrais pas en remettre, déclare Bérurier, mais les femmes, sorties du plumard et de la cuisine, elles sont bonnes à nibe. Qu'est-ce qu'on va faire, maintenant?
— Exécuter le plan prévu; dis-je. Ligote solidement le deuxième guerrier, pendant que je dépiaute celui-ci de ses loques.
— Pourquoi t'est-ce que? s'informe Béru.
— Tu vas mettre son uniforme, il doit t'aller.
— Et toi?
— Pas question que je puisse enfiler les hardes de ce freluquet. Lorsque tu te seras travesti, viens me rejoindre dans l'ambulance.
— Vous m'en voulez, Tony? demande Laura, tandis que nous nous dirigeons vers la voiture.
Je hausse les épaules.
— C'est la fatalité, murmuré-je. Evidemment, vous auriez dû nous laisser agir…
— J'ai voulu trop bien faire, plaide la jeune femme. J'ai tellement peur qu'on ne parvienne pas à sauver Curt…
Dans l'ambulance se trouve un blessé. Le zig est dans le coma et ça m'étonnerait qu'il entende sonner le clairon de l'armistice, ou alors ce sera par un archange ailé..
Je pose mes fringues. Le blessé est à peu prés de ma taille et je lui chourave son grimpant.
— Maintenant, dis-je à Laura, vous allez m'entortiller la poitrine et la tête avec de la gaze.
Elle est aussi experte dans l'art du pansement que dans celui de l'abattage clandestin.
Lorsque le Mahousse radine, fringué en vaillant soldat de l'oncle Sam, je ressemble à une momie par l'hémisphère nord.
J'asperge mes bandages de mercurochrome. je me roule un peu dans la poussière de la route et me voici déguisé en guerrier, blessé. Je glisse mon revolver dans ma poche et je me mets au volant.
— En route! dis-je. Laura, nous vous larguerons à l'entrée de la ville, mais auparavant, confectionnez un de ces pansements dont vous avez le secret à mon ami. Arrangez-vous pour qu'il lui obstrue la bouche car Bérurier ne parle pas l'anglais. Lorsque vous serez descendue, mettez-vous rapidement en quête d'une voiture puisque nous ne pouvons plus compter sur celle de Lathuile. Faites vite. Au besoin, prenez un taxi, on s'arrangera après avec le chauffeur. Vous nous attendrez à la limite du camp, du côté de l'hôtel. Il se peut que nous ne revenions pas, auquel cas, il ne vous restera plus qu'à réciter des prières pour tout le monde.