— En effet, t'as pas froid aux chasses. Et qu'appelles-tu «neutraliser» ses occupants?
— Je ne suis pas un assassin, Lathuile.
— Je m'en gaffe. Bon, je peux toujours vous faire un brin de conduite; où vas-tu opérer cette fiesta?
— A toi de me le dire puisque tu connais le patelin. J'aimerais m'emparer d'une ambulance. Seulement, pour la bonne marche des opérations, il ne faudrait pas que je me farcisse un convoi complet, O.K.?
— Une ambulance, c'est ce qu'il y a de plus facile, assure-t-il, car elles ne chôment pas en ce moment.
Comme il achève ces mots, une formidable explosion retentit. Les vitres du Pâlace tremblent.
— Un attentat? fais-je.
—
— Tu vas nous piloter à pied d'œuvre, mon chéri. Ensuite, tu deviendras simple spectateur. Mets le cap sur une voie à faible circulation, d'ac?
Un instant plus tard, vautrés dans sa guinde qu'il pilote à petite allure, nous traversons les faubourgs de Saigon.
Bientôt ce sont les masures de bambous, consolidées au fer-blanc. Puis des marécages asséchés. Et enfin la campagne avec ses rizières.
Sur la route nous croisons plein de convois militaires. En principe, aucun véhicule ne roule isolément. Il y a des camions bourrés de militaires, des autos-mitrailleuses, des bazookas, etc..
— Stoppe dans une voie transversale, enjoins-je à Lathuile.
Docile, il obtempère.
— Roule jusque derrière la haie de bougainvilliers, inutile de faire repérer la calèche!
Pendant qu'il obéit, nous nous organisons. En bordure de la route se trouve un boqueteau de bambous très hauts et très serrés.
— Laura, dis-je, lorsqu'une ambulance débouchera et qu'elle sera seule, vous lui ferez signe de stopper. En apercevant une ravissante fille blonde, dans ce pays, je vous colle mon billet que le conducteur s’arrêtera. Si les occupants ne sont pas plus de quatre, vous direz qu'il vient d'arriver un accident à votre frère et qu'il se trouve dans les bambous. J'espère que les gars vous prêteront main-forte. Compris?
— Paré, dit calmement Laura.
J'admire son flegme. A la veille de l'exécution de son mari, elle est d'un calme impressionnant. On sent qu'elle a su dominer ses affres, sa peine, pour se consacrer plus parfaitement à l'action.
Tandis qu'elle commence son guet sur le bord du fossé; je mijote la seconde phase de l'opération avec mon gros lard.
— Dès que Laura aura fait un levage, je chique au gars inanimé. Toi, tu te planques dans un fourré et, quand je ferai une clé aux zigs penchés sur moi, tu te chargeras des autres, s'il y en a d'autres, ou tu m'aideras à calmer les miens, vu?
— Vu, Monseigneur, assure La Gelée en se fourrageant le grenier à foin d'un doigt frénétique.
Reste plus que d'attendre. Dans la vie, c'est la patience, la force-clé. L'homme qui sait ronger son frein et préparer son heure a le triomphe dans sa fouille, les gars, recta!
Je mate l'heure à ma montre fluorescente, dont le cadran ressemble au tableau de bord d'une Ferrari.
Il est sept plombes juste. Dans une heure, Curtis sera conduit aux douches. Il faut que, d'ici-là, j'aie trouvé le moyen de le faire évader. L'inspiration, c'est ma dernière chance. Je vais devoir improviser. Il faut se montrer artiste dans notre job, parfois. Se comporter en virtuose…
Soudain! Laura, de la route, fait un geste.
Des clients, je parie! je l'aperçois, entre ma forêt de cannes à pêche, qui gesticule. Un bruit de moteur. Ça freine… Je m'allonge, Béru s'embusque… Et le gars Lathuile, que branle-t-il pendant ce temps? M’est avis qu'il doit guetter de loin. Malgré son pedigree soi-dit bouffé aux charançons, il ne tient pas chaudement à se faire embastiller par les Americains sous prétexte d'obtenir matière d'un papelard à sensation. La quiétude bourgeoise, ça tenaille les hommes d'un certain âge, journalistes ou voyous, ils ont le goût du transat, du havane barreau-de-chaisien, et de l'honorabilité.
Là-bas, j'entends l'auto qui stoppe. Je perçois la voix véhémente de Laura, sans toutefois entendre ce qu'elle dit.
Bruits de pas. Ils rappliquent. Entre la double frange de mes cils veloutés, je vois arriver deux soldats guidés par la jeune femme. L'un est petit et plutôt pas grand, l'autre très gros avec comme de l'embonpoint.
Ils jaspinent en nasillant tellement fort qu'on a envie de leur ramoner les trous de pif avec un rince-bouteille.