Pendant que le pauvre feldgrau se rongeait les ongles dans l’attente, un ordre d’annuler les permissions pouvait ainsi le réexpédier vers l’est. Par contre, pour le retour, le bureau était ouvert jour et nuit. Nous passâmes donc ce qui restait de la nuit dans un confortable dortoir qui rappelait un peu la caserne de Chemnitz, et le lendemain matin à 6 heures, nous étions devant le bureau des permissionnaires, derrière une vingtaine de types qui avaient probablement couché là. À 7 heures, nous étions trois cents. Sans se presser ces putains de bureaucrates en uniforme vérifièrent nos titres, livrets, etc. Derrière, on s’impatientait en silence. Deux gendarmes, près de la porte d’entrée, étaient tout prêts à mettre un terme au congé de ceux qui auraient pris l’initiative de gueuler. Puis nous traversâmes une cour à l’extrémité de laquelle se trouvait un hall d’inspection vestimentaire. On nous donna la possibilité de cirer nos bottes et de brosser nos tenues. On en arrivait à se demander si la boue de la plaine russe avait existé ! Puis, charmante attention, des femmes soldats nous distribuèrent un colis de produits de choix dont l’emballage entièrement constellé d’aigles à croix gammées, portait l’inscription « Bon séjour à nos permissionnaires ». Délicate et douce Allemagne !
Halls, qui se serait fait tuer pour un bouillon gras, roulait des yeux ahuris.
— Merde alors ! si on avait eu ça à Kharkov ! ne put-il s’empêcher de s’écrier. Nous étions comblés !
Aujourd’hui j’ironise évidemment, mais à cette époque, nous étions profondément touchés par ce qui nous arrivait. Un simple colis de charcuterie, confiture et cigarettes nous payait des nuits innombrables passées dehors par un froid qui faisait éclater les pierres et les millions de pas dans l’innommable boue de la vallée du Don. Nantis de ces présents, nous poursuivîmes, Halls et moi, notre chemin vers Berlin. Lensen nous avait quittés pour rejoindre sa Prusse natale. C’est à Berlin que nous reprîmes conscience de l’existence de la guerre. Dès la gare de Silésie et dans le quartier de Weissensee et de Pankow de nombreuses maisons écroulées marquaient çà et là les premiers symptômes de la désolation. À part cela, une vie active, comme peuvent en avoir toutes les grandes capitales, se poursuivait.
Dans Berlin, que je voyais pour la première fois, le souvenir d’une promesse que j’avais faite à Ernst Neubach me revint à l’esprit. Ernst m’avait fait promettre de rendre visite à sa femme qui demeurait chez ses parents dans Berlin Sud. J’exposai mon intention à Halls qui me conseilla d’y aller plutôt au retour. Mais je me rendais bien compte que je ne pourrais jamais partir un jour plus tôt de chez moi où l’on me retiendrait jusqu’à la dernière minute. Aussi valait-il mieux que je m’acquitte sur-le-champ de cette promesse faite à un homme qui était mort. Halls le comprit, tout en maintenant que j’avais tort. Pour sa part, il ne voulait perdre aucun instant et filer chez lui à Dortmund. Mon grand camarade me fit néanmoins promettre de passer le voir chez lui puisque je ne me décidais pas à le suivre maintenant.
Mal m’en prit. Combien aurais-je mieux fait d’écouter la voix de la sagesse qui parlait par celle de Halls. Le lendemain ma permission se termina devant la ville en flammes de Magdeburg. Je demeurais donc seul à Berlin, dans cette ville dont je ne connaissais rien et avec des difficultés à m’exprimer correctement.
Toujours chargé de mon sac à dos et de mon fusil, qui commençait à me peser, je me mis en route pour chercher la demeure de Neubach. L’adresse que mon pauvre camarade m’avait griffonnée sur un papier était encore heureusement lisible. Utiliserai-je le chemin de fer souterrain ou des services d’autocars ? Comme je ne savais où exactement me diriger, je décidai finalement d’aller à pied à travers la ville. Ce serait pour moi l’occasion de connaître un peu Berlin, et l’idée de traverser une ville à pied ne m’effrayait pas du tout à cette époque : au contraire, cela me paraissait normal.
Néanmoins, il ne s’agissait pas de trop m’égarer ou tout simplement de marcher vers l’ouest de la ville au lieu du sud. J’avais aperçu une pancarte « BERLIN-SÜD », j’étais donc approximativement dans la bonne direction. Je croisai bien deux schupos qui, ayant remarqué mon spectaculaire colis de permissionnaire, me dévisagèrent longuement. Je les saluai réglementairement – il fallait aussi saluer ces cons-là comme les officiers de l’armée – et poursuivit mon chemin pas très tranquille.