— De toute façon, ce ne sont pas ces salauds-là qui vont nous empêcher d’aller en perm !
— Qu’est-ce qu’on attend pour nous donner l’ordre d’aller leur casser la gueule ?
Déjà chacun récupérait le mauser que les permissionnaires n’abandonnaient jamais en pays conquis. L’idée que quelque chose ou quelqu’un pouvait nous interdire de rentrer chez nous, nous rendait sauvages de hargne. Nous étions tous prêts à faire le coup de feu par ce beau soleil, mais il fallait aller à l’ouest coûte que coûte. Finalement, l’ordre du combat ne vint pas. Le feld regrimpa à bord de sa machine et le convoi redémarra. Nous nous regardions, perplexes.
Lorsque, cinq cents mètres plus loin, nous croisâmes un groupe d’une vingtaine d’officiers allemands, fusil de chasse sous le bras nous fûmes si surpris et si heureux de nous être trompés que nous les acclamâmes comme si ils avaient été le Führer. Puis nous atteignîmes Nédrigaïlov. Nous abandonnâmes le convoi qui bifurquait vers le sud. Nous nous rendîmes à Romny (paradis des Gitans) où nous devions être pris en charge par un autre convoi en direction de l’ouest. À Nédrigaïlov, notre groupe, grossi de permissionnaires venant de plusieurs directions, prit des proportions importantes. Nous formions maintenant une nuée d’un millier d’hommes. Mais les moyens de transports avaient d’autres tâches que de balader des types en permission. Les rares voitures pour Romny chargèrent une vingtaine de privilégiés et tous les autres continuèrent à se bousculer devant une cuisine de campagne dont les marmites ne possédaient pas de quoi nourrir le quart d’entre nous. Le ventre presque vide, nous dûmes prendre la résolution de faire à pied les cinquante kilomètres qui nous séparaient de Romny. Malgré l’heure tardive, nous nous mîmes en marche sans avoir rien perdu de notre joie. Une vingtaine de gars bien plus âgés que nous et appartenant à la « Gross Deutschland » s’étaient joints à notre groupe. Parmi eux, sept ou huit S.S. chantaient à perdre haleine. Les autres sirotaient une bouteille d’alcool qui volait de main en main. Nos compagnons vétérans avaient dû vider quelques caves par là. De nombreuses bouteilles faisaient partie de leurs bagages.
Instinctivement nous avions formé le rang par trois, comme pour monter en ligne, et, au pas cadencé, nous réduisions consciencieusement le kilométrage qui nous séparait de Romny. Le soir tombait lentement sur la campagne aux vertes et interminables prairies. Nos uniformes splendidement adaptés à la nature prenaient tel un caméléon, la teinte du paysage environnant. Le poids des quinze premiers kilomètres calmant nos rigolades, nous fûmes plus en état de contempler l’immense panorama ukrainien. La terre, aux prises avec la germination printanière, dégageait une odeur subtile et pourtant énorme et l’horizon se confondait maintenant avec la largeur démesurée du vide céleste qui commençait à s’obscurcir.
Le sol prit une teinte plus brune, l’uniforme continua à s’adapter miraculeusement au crépuscule.
Seul le martèlement de nos pas semblait rythmer le colossal mystère de l’univers. Derrière nous, le manteau de la nuit montait. Les voix s’étaient tues devant l’immensité qui impose aux hommes simples un inéluctable respect. Une émotion indéfinissable gagna ce demi-millier de soldats haïs du monde. Comme on plaisante parfois pour cacher sa tristesse, des voix entonnèrent un chant pour ne plus penser. Crescendo, la chanson préférée de la S.S. s’amplifia et monta comme un hymne à la terre offerte aux hommes :
Partout où s’étend la lande brune
Tout cela est à moi…
Puis la nuit nous enveloppa, une nuit qui, pour la première fois depuis déjà des mois, semblait enfin n’être faite que pour veiller sur nous. La fatigue s’infiltrait en nous. Pourtant personne n’envisageait une halte. Le chemin vers la mère patrie était très long et il n’était pas question de perdre du temps. Pour moi, qui devais atteindre ma seconde patrie, il était encore plus long. Certes, nos permissions ne prendraient effet qu’à Poznan, mais la seule idée de rentrer chez soi éliminait toutes les formalités. Cette perspective me faisait endurer plus facilement le douloureux état de mes pieds nus dans mes bottes.