Mes pieds étaient encore trop sensibles pour que j’envisage d’entreprendre une marche, même cinq fois moins importante. Ceux de Halls et de Lensen également. Bon gré, mal gré, nous dûmes patienter un couple de jours, sans trop savoir que faire ni où coucher dans Romny. Les maudits flics militaires nous pourchassaient sans relâche, nous priant violemment de circuler. Inutile de leur expliquer la situation : ces butors ne voulaient rien entendre. Ces salauds-là avaient retrouvé dans ce paradis ukrainien pour les troupes au repos, toute leur exaspérante autorité du temps de paix. Leur tenir tête exposait à avoir son titre de permission déchiré sous son nez, ainsi qu’il arriva à un pauvre diable d’environ quarante ans. Ces messieurs les gendarmes avaient joué au football avec son paquetage. Furieux, le malheureux avait fait remarquer qu’il venait de mener six mois de lutte avec les troupes du Caucase et qu’il estimait avoir droit à quelques égards.
— Des vendus ! crachèrent en cœur les deux horribles feld-gendarmes. Des vendus qui ont fui devant les Russes et ont perdu Rostov ! voilà ce qu’on en fait des vendus comme toi ! hurlaient-ils. On les renvoie au front qu’ils n’auraient jamais dû abandonner !
Et ils déchirèrent sa permission sous les yeux agrandis de stupeur du malheureux feldgrau. Nous crûmes qu’il allait pleurer de désespoir. Mais il se rua sur les deux misérables et les envoya rouler à terre l’un sur l’autre. Nous n’étions pas encore revenus de notre étonnement que, déjà, il s’éloignait à grandes enjambées. Furieux, les gendarmes se relevèrent en jurant de le faire fusiller.
Nous ne demandâmes pas notre reste et filâmes rapidement, avant que les deux gendarmes ne déchargent leurs mitraillettes sur nous. Deux jours plus tard, nous embarquions tout de même pour Kiev. On nous chargea d’ailleurs pêle-mêle au milieu d’un troupeau de bestiaux réquisitionné pour le ravitaillement. Peu importait les conditions dans lesquelles nous étions véhiculés. Cinq heures plus tard, nous étions à Kiev. Kiev, splendide quelques mois avant sa destruction. Ici, nous étions sauvés. La guerre ne semblait plus exister. La ville était belle et fleurie. Les gens allaient tranquilles, à leurs occupations. Les tramways blancs aux petits lisérés rouges promenaient à travers la ville agréable des foules de gens habillés de couleurs vives. Partout, des militaires, en feldgrauen, nets et propres, marchaient galamment aux côtés des jeunes. Ukrainiennes. Lorsque j’avais, traversé cette ville au cœur de l’hiver elle m’avait déjà paru jolie. Aujourd’hui cette impression se trouvait confirmée : j’aurais bien souhaité terminer la guerre ici.
De Kiev, nous n’eûmes aucune difficulté à sauter dans un train en partance pour la Pologne. Notre voyage fut très pittoresque. Embarqués dans un train civil, mêlés à la foule, ainsi nous fîmes plus ample connaissance avec le peuple russe que pendant toute la guerre. Pendant des heures et des heures notre train aux wagons dépareillés roula sur une voie unique à travers l’étendue marécageuse et désertique du Pripet. Les Russes chantaient et buvaient sans discontinuer, offrant à boire à tous les militaires présents. Ce fut un chahut incroyable pendant tout le voyage. Dans les rares gares où nous nous arrêtions, les voyageurs montaient et descendaient. Les plaisanteries les plus déplacées étaient lancées au milieu des rires. Les femmes chahutaient encore plus que les hommes. Halls quitta, un instant, sa tenue pour une gourbaritchkaiii. Nous passâmes ainsi d’Ukraine en Pologne sans nous en apercevoir. Après deux jours de voyage, le train s’arrêta définitivement à Lublin. Nous dûmes changer de wagon après un contrôle de police très sévère. Ces lascars nous expédièrent au camp de regroupement et exigèrent que nous passions chez le coiffeur du camp. La peur de manquer le train pour Poznan nous fit risquer un gros coup. Nous réussîmes, Lensen, Halls et moi, à filer sous le nez des feld-gendarmes sans avoir reçu les soins du coiffeur. Fort heureusement – d’ailleurs : de toute évidence – nous aurions manqué ce train.
Nous arrivâmes en pleine nuit à Poznan. Là, le centre de regroupement nous reçut fort bien. On nous donna un ticket pour nous présenter à la cantine et un autre pour le dortoir. Les permissions seraient validées le lendemain, le bureau étant ouvert tous les jours de 7 heures à 11 heures. On nous conseilla d’être présents à 6 heures, car il y avait parfois la queue.
Nous trouvâmes cela bizarre. En fait, le type qui arrivait à Poznan à 11 h 5 devait attendre jusqu’au lendemain matin pour continuer son chemin. Je pense que cette décision était motivée par le souci de garder les soldats ainsi sous la coupe de l’armée, même pendant les moments prétendus libres.