Halls, qui était logé à la même enseigne, maudissait à retardement le magasinier d’Aktyrkha qui ne nous avait pas distribué de chaussettes. Au bout de trente kilomètres, nos pieds en sang nous obligèrent à réduire l’allure forcée que nous avions menée. Bien entendu, les vétérans qui s’étaient joints à nous et qui, depuis le temps, devaient avoir des pieds en fer, nous traitèrent de pleurnichards. Toutefois, ils ôtèrent leurs propres chaussettes pour nous permettre de continuer. Cela n’arrangea même pas un tout petit nombre d’entre nous. Nous avions les pieds trop entamés et, malgré cette nouvelle protection, les cinq kilomètres que nous réussîmes encore à faire nous causèrent de trop vives douleurs. Douleurs accrues pour moi avec mon début de gel au pied cet hiver. Comme le groupe continuait à avancer en dépit de ceux qui gémissaient et réclamaient une halte, nous prîmes l’initiative de continuer pieds nus. Nous cheminâmes donc sur l’herbe mouillée de rosée et, au début, tout sembla aller mieux. Certains songèrent à entortiller leurs pieds dans les sous-vêtements neufs que nous avions touchés, mais la crainte d’une inspection les fit hésiter. Les derniers kilomètres, que nous fîmes à cloche-pied, avec le jour qui était revenu, furent un calvaire. De plus, le premier poste de feld-gendarmes que nous atteignîmes aux abords de Romny nous obligea à rechausser nos bottes, sous menace de déchirer nos permissions. Il n’était pas question, d’après eux, d’entrer, tels des clochards, dans la ville. Nous eûmes envie de les tuer. Plus loin, nous demandâmes à une colonie de gitans de transporter les plus endommagés jusqu’à la kommandantur de Romny. Ils se gardèrent bien de refuser.
L’infirmerie se trouvait dans le même bâtiment que la kommandantur. Nous eûmes même affaire au kommandant de la place, qui s’indigna à la pensée que l’on laissait les soldats de la division « Gross Deutschland » aller ainsi sans chaussettes. Il fit un rapport au camp d’Aktyrkha pour ne pas avoir pris ses dispositions avant l’incorporation de nouvelles troupes. Sur ces bonnes paroles, ceux qui le désiraient furent remis aux bons soins des infirmiers qui nous apportèrent de grandes bassines d’eau chaude additionnée de chloroforme.
Ce bain fut d’un effet extraordinaire. En un clin d’œil, nos pieds douloureux furent calmés. On nous donna à chacun une petite boîte de fer de couleur rouge. Je ne me souviens plus des inscriptions que portait le couvercle mais il était question d’une pommade avec laquelle on devait s’enduire les pieds avant la marche. L’ennui est qu’on ne nous distribua toujours pas de chaussettes. Ceux qui n’étaient pas allés aux soins s’étaient déjà inquiétés de la suite de notre voyage. À Romny, la voie ferrée Kharkov-Kiev, offrait beaucoup de possibilités de déplacements. Des trains roulaient quotidiennement dans les deux sens et le problème du transport allait donc être résolu. Aussi, quel ne fut pas notre désappointement, lorsque, à leur retour nos deux feldwebels nous annoncèrent qu’il n’y aurait pas de départ pour nous avant deux jours. Le trafic était entièrement réservé au transport du nécessaire pour le front et les trains qui remontaient chargeaient les urgences avant les permissionnaires. Des rumeurs s’élevèrent parmi les quelque cinq cents mécontents pour qui chaque heure comptait. On parlait de se séparer et de partir vers Kiev par ses propres moyens. On profiterait des convois routiers, on hélerait les convoyeurs, on monterait en douce sur les trains en partance. Il y aurait bien un moyen, que diable ! Certains songèrent à voler des chevaux aux Russes. On envisagea même d’y aller à pied : deux cent cinquante kilomètres ! Même à marches forcées, il nous faudrait cinq jours. C’était hors de question : il valait mieux attendre deux jours ici. Des anciens gueulaient :
— Je vous dis que nous finirons par voir nos permissions annulées. Il faut partir d’ici. Et qui nous dit que nous serons embarqués dans deux jours ? Nous serons peut-être ici dans une semaine encore. Alors, merde ! je fous le camp !