La petite vieille me parla d’un voyage qu’elle avait fait à Strasbourg. Je ne l’écoutais plus. En me rappelant le souvenir de Neubach, elle m’avait irrité. J’avais autre chose à faire qu’à écouter le voyage organisé de cette vieille femme. Il faisait beau, j’étais en perme, il fallait que je voie des choses gaies. À cette idée, la pensée de l’attitude que j’aurais à prendre en arrivant chez les Neubach me rendit perplexe. Ces gens venaient de perdre un fils et étaient sans doute en proie à la douleur. Et puis ! oh merde ! Peut-être ne savaient-ils pas encore… Nom de Dieu, si cela était, comment allais-je le leur annoncer ?
Non, j’irais rendre visite à la famille de mon pauvre ami à mon retour. Entre-temps, elle aura très probablement été mise au courant. Halls avait raison. J’aurais dû le suivre. Lui, bon Dieu ! il était encore vivant !
Avec la bonne vieille, nous débouchâmes sur un grand carrefour face au pont qui enjambait une rivière. Peut-être un fleuve ! Je sais qu’à Paris coule la Seine, j’ignore si à Berlin, il est question de l’Elbe ou de l’Oder. À ma droite, un énorme ensemble de bâtiments. C’est le Schloss von Kaiser Wilhelm. En face, de l’autre côté de l’avenue, impressionnant, se dresse le mur des héros de la guerre 14-18. Incroyable de puissance : douze cents casques de la guerre précédente, scellés au parvis, donnent une idée du sacrifice. Au pied du monument, sur une aire cimentée, deux sentinelles de la garde de Hitler marchent sans cesse d’un pas égal et lent qui symbolise étrangement la marche vers l’éternité. Avec une régularité à déconcerter un maître horloger, les deux hommes, dans un demi-tour impeccable et incroyablement synchronisé se font face à trente mètres l’un de l’autre, reprennent leur marche formidable, se croisent et recommencent. Ce spectacle m’étreint un peu.
— Nous voici arrivés, mon petit, signale la bonne dame. Vous allez traverser le pont et suivre cette avenue.
Elle me montre du doigt l’ensemble pierreux et énorme de la ville dans laquelle je vais avoir à chercher.
Déjà je ne l’écoute plus. Je sais que je n’irai pas chez
Je marche comme un possédé sur le quai qui longe le fleuve. Une musique militaire envahit soudain l’atmosphère. Débouchant d’un haut portail, une troupe briquée à en écœurer tout le service sanitaire, vire dans la rue et se dirige vers le pont. Heureusement, je n’ai pas oublié les leçons de Bialystok. Dans un garde-à-vous impeccable, je présente les armes à la troupe indifférente. Une heure et demie plus tard, à force de questions, j’arrive à la gare où je dois trouver un train qui m’emmènera vers la France. Sur le quai, vert de soldats, je cherche avec angoisse mon ami Halls, qui ne peut prendre que ce train. Je ne dispose que de très peu de minutes et ne parviens pas à le trouver. Tant pis ! je monte. Tandis que je reprends mon souffle après tant de hâte, la capitale allemande s’estompe au rythme lent du convoi bondé. Rien à voir avec le train de Russie. Ici, même les soldats ont un air sérieux conforme à la vie civilisée et organisée de tous les grands pays européens. Le contraste est tel que je me demande si ce que j’ai connu en Russie n’était pas occasionnel à un mauvais rêve.
La nuit tombe, le train roule. Depuis trois heures nous cheminons et, pendant ce temps, j’ai l’impression que le train circule dans une ville. On ne voit pas de campagne : seulement des constructions. Brusquement le train s’arrête. Pourtant aucune gare ne justifie cette halte. Chacun se penche pour voir. Il fait nuit, mais au loin, une lueur rouge embrase le ciel. Un roulement sourd, coupé de grondements, se fait entendre. Au-dessus de nous, le vrombissement d’une masse aérienne fait vibrer les vitres du wagon.
— Ça a l’air de barder sur Magdeburg, me dit un feldgrau qui s’est inséré contre moi dans l’embrasure de la fenêtre.
— Qu’est-ce qui barde ? demandé-je surpris.
Il me regarde, interloqué.
— Ces fumiers de yankees, pardi, jette-t-il en me dévisageant. On n’est pas plus tranquille ici que sur le front.
Je ne peux détacher mon regard de Magdeburg en flammes. Je pensais pourtant avoir laissé la guerre loin derrière. Un quart d’heure après, le train, qui a repris sa marche lente, stoppe à nouveau. Des militaires courent sur le ballast et demandent à tout le monde de descendre. Le bruit court que la voie est coupée. Les militaires en service ou en perme doivent se mettre à la disposition des équipes de déblaiement. Ainsi, avec mon bel uniforme neuf et mon colis « bon séjour », j’emboîte le pas à une centaine de feldgrauen résignés.