Après un brusque tour sur lui-même, il recula jusqu’à dix mètres de la première bâtisse, où un groupe, dont je faisais partie, s’activait à enlever un monceau de gravats et de pierraille qui envahissaient les abords de notre nouveau camp. La ridelle arrière fut abattue d’un seul coup, un petit caporal tout rond sauta à terre et joignit les talons. Sans nous saluer, sans nous adresser la moindre parole, il fouilla dans la poche supérieure droite de sa vareuse, là où doivent réglementairement se trouver les instructions militaires. Il en tira une feuille de papier consciencieusement pliée en quatre. Puis il entama, sans autre forme, la lecture d’une liste de noms assez longue.
En même temps qu’il clamait nos noms, toujours sur le ton réglementaire, d’un geste de la main il nous indiquait de nous placer sur sa droite. Les noms tombèrent, une centaine environ. Parmi ceux-ci : Olensheim, Lensen, Halls, Sajer… Un peu inquiet, je rejoignis donc les appelés. Puis, le caporal nous accorda trois minutes pour embarquer avec armes et paquetages complets à bord du camion. Il claqua des talons, et salua, cette fois. Sans ajouter un seul mot, il nous tourna le dos et s’éloigna comme pour une subite promenade. Toutefois il fit un grand geste du bras pour dégager sa montre-bracelet et pour s’informer du temps à nous accorder.
Pour nous, ce fut une ruée éperdue pour regrouper nos affaires. Nous n’eûmes absolument pas le temps d’échanger une opinion. Trois minutes plus tard une centaine de feldgrauen essoufflés s’étaient tassés à bord du camion dont les ridelles menaçaient de céder sous la surcharge. Le caporal était, lui aussi, à l’heure. Il jeta un coup d’œil dégoûté sur les paquets hétéroclites, dont quelques-uns s’étaient chargés, mais ne souffla mot. Puis il se baissa pour observer quelque chose sous le camion.
— Quarante-cinq hommes à bord seulement, dit-il, d’un ton haché. Départ dans trente secondes !
Et il refit les cent pas.
Des grognements silencieux allaient de l’un à l’autre : personne ne voulait descendre. Chacun avait une bonne raison pour rester. Deux ou trois furent projetés à terre. Comme j’étais dans le centre, serré comme une sardine dans une boîte, je n’eus pas la possibilité de bouger. Ce fut Laus qui prit l’affaire en main. Il fit descendre la moitié du camion ; ceux qui restèrent se comptèrent jusqu’à concurrence de quarante-cinq. Déjà le caporal grimpait auprès du chauffeur et donnait le signal du départ. Laus nous fit un amical adieu de la main. Ce fut la dernière fois que nous reçûmes un ordre du feldwebel de Bialystok. Le dernier sourire qu’il nous adressa le racheta, à nos yeux, de toutes les petites servitudes qu’il nous avait imposées. Près de lui, la moitié du groupe appelé nous regarda, ahuri, nous éloigner dans un tourbillon de poussière.
Cette partie du groupe nous rejoignit quatre jours plus tard à cent cinquante kilomètres en arrière du front, au quartier de repos de la fameuse division « Gross Deutschland ». Une autre partie de la division occupait d’ailleurs le camp champêtre d’Aktyrkha. Surtout des blessés en voie de guérison. La division elle-même tenait un secteur mobile dans la vaste région de Koursk-Bielgorod. Ici, tout était propre, net et agréablement organisé, à la manière des scouts mais avec beaucoup plus de moyens. Aktyrkha était un peu une oasis au milieu de l’immense steppe qui s’étendait partout autour.
Sur l’ordre du caporal, nous sautâmes au bas du camion pour nous ranger en file face par deux. Un groupe d’officiers formé d’un capitaine, d’un premier lieutenant et d’un feldwebel s’avança vers nous. Le petit caporal dodu réclama le garde-à-vous. Ces messieurs les officiers étaient remarquablement habillés. Le hauptmann, en tenue de fantaisie, c’est-à-dire veste en drap fin gris-vert pâle, parements rouges des unités au feu, pantalon de cheval vert foncé avec basane, bottes de cavalerie incroyablement astiquées, nous fit un petit geste de la main. Puis, il s’adressa à voix basse au feldwebel tout aussi briqué. Après une petite conversation, le feld s’avança au-devant de nous, claqua des talons et nous adressa la parole au nom du capitaine sur un ton tout de même plus jovial que le caporal qui était venu nous quérir.