Malgré notre triste situation, nous ne pûmes nous empêcher de rire. Devant ce repas tant attendu qui lui échappait, mon grand copain eut un regard terrible vers sa gamelle. Halls était au bord d’une des rares colères que je lui ai connues. Étant donné sa taille, elles ne manquaient pas d’être toujours impressionnantes. Il lança une suite de jurons et envoya dinguer sa gamelle à quinze mètres d’un coup de pied magistral. Il y eut un silence… puis quelques rires détendirent l’atmosphère.
— Tu es bien avancé, maintenant ! lança le tout jeune à côté de moi.
Halls se retourna mais ne répondit rien. Puis lentement, il se mit en devoir d’aller récupérer son récipient. Je commençais à avaler la bouillie que cette viande pourrie avait empuantie. Accablé, Halls soulevait son bidon bosselé dont le contenu s’était répandu dans la neige. Quelques minutes, plus tard, nous puisions tous deux dans ma ration tout en maugréant.
Nos sous-offs désignèrent la garde, et le problème du coucher nous assaillit. Déjà recroquevillés sur nous-mêmes, nous nous demandions où et comment installer notre toile de tente. Certains se mirent à creuser la neige, d’autres firent de véritables huttes, en se servant des sacs d’herbes sèches hachées qui pendaient de chaque côté du collier des chevaux. D’autres encore essayèrent de se servir des chevaux, en les forçant à se coucher ou que sais-je encore ? Nous avions déjà passé de nombreuses nuits à la dure mais toujours plus ou moins abrités. Le fait de coucher carrément dehors par ce froid nous affolait. Des discussions s’élevaient çà et là.
Certains proposaient de marcher jusqu’à ce que nous rencontrions un village ou une bâtisse quelconque. Plutôt crever de fatigue que de froid. Car à coup sûr, prétendaient-ils, la moitié au moins d’entre nous seraient morts demain matin.
— Vous ne verrez aucun village avant au moins trois, jours, affirmaient nos sous-officiers, il faut s’arranger comme on peut.
— Si seulement on pouvait allumer du feu ! s’exclama un pauvre type qui pleurnichait presque en claquant des dents. Anéantis par la perspective de cette nuit, nous nous mîmes en devoir d’endurer notre supplice. Halls et moi nous déchargeâmes tout un traîneau, le rechargeant ensuite de façon à obtenir un alvéole suffisant pour recevoir nos deux corps, entre les caisses d’explosifs. Malgré le danger que présentait une telle installation, nous préférions envisager d’être volatilisés par une chaude explosion plutôt que de finir morts de froid.
Halls eut le courage de dire quelques plaisanteries obscènes, qui me firent rire malgré notre inconfort. Pelotonnés l’un contre l’autre, nous parvînmes à fermer l’œil par intermittence, la peur de geler en dormant nous hantait.
Nous passâmes une quinzaine de jours dans ces conditions. Lorsqu’au bout de ce temps nous arrivâmes à ce qui devait être notre ultime avancée en territoire soviétique, notre force et notre moral avaient été si durement éprouvés que les combattants qui nous aperçurent les premiers se portèrent au-devant de nous comme pour nous secourir.
Cette épopée – je ne pense pas que le mot soit trop prétentieux – fut fatale à bon nombre d’entre nous. Dès le troisième jour, nous eûmes deux congestions pulmonaires. Les jours suivants, il y eut des membres gelés et du « hergezogener Brand », sorte de gangrène du froid qui attaque d’abord la figure, plus exposée, et gagne ensuite les parties même couvertes. Les malheureux, atteints par cette maladie de la peau, étaient obligés de s’enduire d’une pommade grasse et jaune, ce qui leur donnait un masque comique en même temps que pitoyable. Deux soldats, au comble du désarroi, quittèrent une nuit notre convoi et, dans un accès de folie, se perdirent dans l’immensité neigeuse. Un autre, un tout jeune, appela sa mère pendant de longues heures en pleurant. Tour à tour, l’un d’entre nous cherchait à le réconforter ou l’engueulait pour ses gémissements qui troublaient notre repos précaire. Vers le matin, alors qu’il s’était tu depuis un bon moment, une détonation nous fit sursauter. Nous le retrouvâmes à quelque distance. Il avait tenté de mettre fin à son cauchemar en se tirant maladroitement un coup de fusil qui ne le tua pas sur le coup. Le malheureux finit par mourir, dans l’après-midi, sans que nous puissions lui apporter un secours sérieux.
Lorsque j’évoque aujourd’hui ces événements je réalise mal, comme dans un rêve, ce que furent ces jours. Arrivé à la limite de toute résistance, il me semblait être à l’intérieur de moi-même et avoir ainsi l’étrange sensation que mon corps s’était désolidarisé de mon être intime.