Nous engageâmes nos attelages dans le chaos neigeux qui traçait effectivement une espèce de sente jalonnée de camions à demi enfouis. Au-delà d’un talus, des pièces d’artillerie, des obusiers trapus se dissimulaient derrière un tas de neige. Une fois dépassés, ces engins disparaissaient à nos yeux, leur camouflage était parfait.
Nous arrivâmes près d’une grande tranchée dans laquelle de maigres chevaux frissonnants piétinaient le sol durci. Des sacs éventrés leur offraient une sorte d’herbe séchée, presque en poussière, que les pauvres bêtes reniflaient du bout de leurs naseaux givrés et qui ne semblait pas trop les tenter.
Parmi les animaux debout, gisaient, çà et là, les grands cadavres raidis de leurs semblables. À côté des bêtes, quelques soldats engoncés dans leurs longues capotes étaient là, immobiles. Une succession de casemates grossièrement étayées fut franchie.
Un « tac-tac-tac ! » assez proche nous tira de nos observations.
— La mitrailleuse ! dit notre cocher. Nous y sommes.
Il souriait bizarrement. Maintenant, à gauche comme à droite, les tranchées, les casemates et les trous d’hommes s’étalaient à perte de vue. Une patrouille nous arrêta.
— 9e régiment d’infanterie… compagnie, c’est pour nous ? questionna un lieutenant.
Notre sergent regarda son ordre de mission :
— Non, mon lieutenant ! nous cherchons la … section.
— Ah oui, fit l’officier, mais vous devez abandonner vos traîneaux ici. La section que vous cherchez est là-bas sur le bord du fleuve et sur l’îlot. Il faut que vous empruntiez les boyaux. Vous êtes sous le tir de postes avancés russes, soyez prudents, ils se réveillent de temps en temps.
— Merci, mon lieutenant, fit notre sous-off la voix un peu tremblante.
Le lieutenant appela un des hommes qui l’accompagnaient.
— Montre-leur le chemin et rejoins-nous.
L’homme salua et se joignit à nous. J’avais, comme tout le monde, empoigné une caisse plus lourde que moi et je m’apprêtais à la coltiner. Le « tac-tac-tac ! » reprit, plus fourni. Le type de la patrouille qui venait aussi de charger une caisse s’exclama :
— Bon, voilà qu’ils recommencent ! C’est sérieux ou non ?
Le « tac-tac-tac ! » s’amplifiait, s’interrompait, puis reprenait, rageur.
— Ce sont les nôtres, reprit-il d’un ton de connaisseur. Attendons un peu, on ne sait jamais s’ils font ça pour rire ou s’ils vont déferler sur la glace du Don.
Nous écoutions cet homme sans prononcer un mot. Il avait l’air presque à son aise dans cet inquiétant climat. Nous étions vraiment des débutants et les quelques accrochages que nous avions eus sur la « troisième internationale » ne me paraissaient guère sérieux auprès de ce qui pouvait nous arriver ici. Le tir des F.M. que nous entendions cessait par moment puis reprenait, quelquefois très proche. Entre-temps, très au loin, d’autres mitraillages se faisaient entendre.
Halls me suggéra de mettre nos deux caisses sur nos deux mausers et de nous en servir comme d’une chaise à porteurs. Ce serait plus pratique. Nous venions d’exécuter cette petite manœuvre lorsque des coups sourds et précipités grondèrent.
— Ça, ce sont les popovs, ricana le vétéran qui nous précédait.
L’air vibrait au rythme des explosions qui se formaient à peut-être trois ou quatre cents mètres en avant à notre gauche.
— C’est leur artillerie de tranchée, cela pourrait bien être une attaque…
Soudain, à trente mètres à droite, un éclatement très violent et sec, suivi d’une sorte de curieux miaulement hurla à nos oreilles. Il fut immédiatement suivi d’une dizaine d’autres. Nous posâmes précipitamment, Halls, moi et les autres de la Rollbahn, nos fardeaux et, plus ou moins baissés ou un genou en terre nous regardions angoissés dans tous les sens. L’air cessa de trembler pour un instant.
— Pas de panique, les enfants, dit l’autre – qui, malgré tout, s’était lui aussi baissé. Nous avons une batterie de 107 derrière le fouillis là-bas. Elle répond aux Soviets.
L’infernal bruit reprit aussitôt. Bien que notre guide nous ait dit de quoi il s’agissait, nous nous collâmes le long du boyau.
— Mettez vos casques, ordonna le sergent. Si les Russes repèrent la batterie, ils vont lui tirer dessus.
— Et continuons d’avancer, ajouta notre guide. Il n’y a pas un seul coin tranquille à cent kilomètres à la ronde, nous ne nommes pas plus en sécurité là qu’ailleurs.
Courbés en deux, nous nous mîmes en devoir de progresser. Une troisième fois l’air fut ébranlé. Entre-temps, ailleurs, un peu partout ça pétaradait. La batterie allemande continuait à vomir son acier. Devant nous, le « tchack, tchack, tchack ! » des spandaus se rapprochait sérieusement. D’un layon transversal, trois soldats nous croisèrent en déroulant un fil téléphonique. Les explosions se succédaient maintenant à un rythme régulier.
— Ça pourrait peut-être bien être une attaque, murmura le soldat qui nous avait amenés jusqu’ici. Je vais vous quitter : il faut que je rejoigne ma section.
— Alors où va-t-on ? questionna notre sergent qui visiblement n’en menait pas large.