— Voilà ! nous dit l’estafette à cheval. Au-delà de cette crête vous êtes sous le feu de l’artillerie ennemie. Ne vous attardez pas, suivez la ligne téléphonique, la compagnie que vous devez ravitailler est à environ deux kilomètres.
Il nous salua réglementairement et s’éloigna au petit trot. Nous nous regardâmes tous.
— Eh bien, m’y revoilà ! murmura notre sergent, qui était sans doute un ancien combattant versé dans les services de la Rollbahn.
Il nous fit signe d’avancer puis nous arrêta une fois.
— Nous allons tenter d’arriver à destination le plus rapidement possible. N’ayez pas peur de taper sur les chevaux. Si les Russes nous aperçoivent, ils vont ouvrir le feu. En général, il leur faut beaucoup de temps pour réaliser. Si cela va trop mal, nous abandonnerons le traîneau d’explosifs car si ce chargement pète et que nous n’avons pas réussi à nous en éloigner de plus de trente mètres, il n’y en a pas un qui reverra sa mère.
Le souvenir du convoi attaqué près de Kharkov me revint à l’esprit.
— Allons-y ! cria l’un d’entre nous, pour montrer qu’il n’avait pas peur.
Le sergent sauta sur le bord du traîneau de marchandises et fit le geste « en avant ». Le haut de la crête arriva rapidement. Nous fûmes presque ensemble à son sommet. Là les chevaux, essoufflés par l’escalade, hésitèrent un instant avant de dévaler la pente assez raide.
— Foncez, hurla le sergent, ne restez pas là !
— Fouette-les, cria Halls au gars qui tenait les rênes.
Notre chariot fila le premier. Je revois encore nos trois braves chevaux sauter comme des lapins d’une dépression à l’autre en soulevant un nuage blanc visible sans doute de très loin. Derrière le conducteur, nous étions tous les trois groupés au centre sur les caisses vert foncé aux inquiétantes inscriptions blanches faites au pochoir. Nous étions un peu crispés et nous avions oublié le froid.
À travers la poussière blanche que soulevait notre attelage, j’essayais, malgré les cahots, de scruter l’horizon. Vaguement, il me sembla apercevoir quelques isbas droit devant nous. Alentour, des entonnoirs remarquablement symétriques mutilaient le blanc parfait de la pente. Malgré notre précipitation, j’avais le temps de voir après notre passage les franges bizarres qui bordaient ces excavations et que la terre, remuée par l’explosion, avait légèrement jaunies. Ces trous formaient comme d’étranges fleurs, brunes en leur centre, et qui blanchissaient au plus large de leur épanouissement. D’autres plus anciens et déjà presque comblés par les récentes chutes de neige formaient également des motifs différents mais très décoratifs.
Nous arrivions au bas de la pente sans que rien ne se soit passé. Il y avait là quelques isbas grossièrement bâties. La neige portait maintenant de nombreuses traces de déplacement. Nous dépassâmes une pièce d’artillerie presque enfouie sous un monceau de neige ; plus loin, il y en avait d’autres.
Nous stoppâmes près d’une isba dont le toit démesuré entrait dans le sol. Le côté qui nous faisait face était à claire-voie. Des soldats du génie tout emmitouflés travaillaient à l’intérieur ; il paraissait évident qu’ils étaient en train de la démonter. Quelques-uns sortaient en portant des pièces de bois. Un gros sergent en survêtement blanc vint au-devant de nous.
— Déchargez ça ici ! cria-t-il. Le génie prépare l’abri il sera terminé dans une heure.
Une explosion énorme nous fit sursauter. À notre droite, un éclair jaune, suivi d’un geyser de pierraille monta à dix mètres.
Tranquillement le gros sergent tourna la tête vers l’endroit d’où venait ce vacarme.
— Putain de sol, grogna-t-il, plus dur que du roc !
Nous en déduisîmes que c’étaient les gars du génie qui jouaient à la dynamite. L’opulent sous-off lisait maintenant notre ordre de mission.
— Ah ! ce n’est pas pour nous, dit-il en tapotant du bout de ses doigts gantés de laine une caisse de conserves. Il y a déjà trois jours que nous devrions être ravitaillés, nous vivons sur des réserves auxquelles nous ne devrions pas toucher. Si cela continue… Vous pouvez dire que vous y mettez le temps, vous autres les camionneurs ! C’est comme cela que l’on trouve de temps en temps des postes avancés avec des types morts de froid. Quand on n’a rien là-dedans, dit-il en tapant sur son estomac, impossible de tenir.
Je ne pus m’empêcher de songer à la circonférence de son ceinturon ; à voir son embonpoint, il était difficile de croire qu’il eût jeûné longtemps. Ce devait être un débrouillard qui avait des musettes en réserve. Car, de toute évidence, le ravitaillement des premières lignes, malgré tous nos efforts, demeurait très difficile.
— C’est pour la… (je ne me souviens plus du chiffre) section d’infanterie. Par là ! nous indiqua le sous-alimenté, suivez le chemin. Elle tient un point sur le bord du Don. Allez-y à quatre pattes, c’est plus prudent !