Nous nous mîmes en route en direction du nord-est, vers un certain secteur situé quelque part du côté de Voronej. Nous avions reçu des rations pour le froid, un nouveau paquet de pansements individuels et deux jours de nourriture cuisinée. Nous empruntâmes une piste – car on ne pouvait appeler cela une route – plus ou moins encombrée de neige. Elle enjambait les positions de défense qui cernaient le bled. Un gros soldat encapuchonné, qui paraissait être la seule sentinelle à la ronde, nous fit un geste amical. Il nous regarda longuement passer, planté là, les deux pieds dans la neige, tirant sur une énorme pipe à couvercle, et très vulnérable avec sa silhouette en forme de bonbonne.
Au bout d’une heure, la piste, plus neigeuse que jamais, nous obligea à fixer les skis sous les roues. Nos bottes en cuir, pourtant remarquablement étanches, n’étaient pas la chaussure idéale pour marcher dans vingt à trente centimètres de neige.
Il n’y avait pas longtemps que nous avancions et déjà nous étions éreintés. Maintenant les fiers soldats de la 19e Rollbahn Kompanie s’accrochaient à la garde d’un traîneau ou à un harnais, comme un boiteux à sa canne. Pour ma part, je serrais une poignée de poils d’un de ces satanés petits chevaux au pelage touffu comme des moutons. Je me réchauffais les doigts, tout en m’aidant à marcher. Ces damnés chevaux trop rapides nous obligeaient à maintenir un rythme épuisant. Malgré le froid, nous étions en sueur. De temps en temps, un de nos chefs de file s’arrêtait et regardait passer notre lent convoi sous prétexte de vérifier notre marche. En fait, il s’offrait un repos et reprenait souffle. Il se remettait en route avec les derniers traîneaux et, à aucun moment, je n’en vis un regagner son poste à l’avant au pas de course.
De l’autre côté du bourricot se tenait Halls, qui était réellement devenu mon copain. Quoique beaucoup plus grand et plus fort que moi, il avait l’air d’en avoir « plein les bottes ». Le visage à moitié dissimulé par son col relevé et son calot enfoncé au maximum, il soufflait comme nous tous, par son nez rougi, un jet de vapeur.
Nous avancions sans presque parler. J’avais moi-même appris à être silencieux comme les Allemands le sont en général, sauf dans certaines occasions bien entendu. Il n’en demeurait pas moins que je considérais Halls comme un grand ami et je pense encore, sans lui avoir jamais posé la question, qu’il avait le même sentiment pour moi. De temps à autre, nous échangions un sourire de réconfort. Je savais qu’il signifiait « Ça ira » ou « Ça va, nous tiendrons le coup ! »
Le soir arriva, et le signal de la halte. À bout de forces, je m’assis sur le brancard : mes cuisses et mollets étaient raides et douloureux. Je sentais l’épuisement me tirer les traits du visage. Cette marche avait été très dure.
Halls se laissa tomber carrément sur la neige.
— Aïe, aïe, mes pauvres pieds, murmura-t-il en faisant la grimace. De part et d’autre les hommes s’asseyaient ou s’allongeaient sur la neige.
— On ne va tout de même pas rester là, cette nuit ! lança le tout jeune type qui était venu s’asseoir à côté de moi.
Nous nous regardâmes inquiets.
— Moi, je m’en fous, dit Halls en ouvrant sa gamelle, je ne peux plus faire un pas.
— Tu dis ça parce que, en ce moment, tu es encore en sueur, mais attends un peu que tu te sois refroidi, répliquai-je. Tu seras obligé de marcher pour ne pas geler vivant.
— Merde ! lança Halls sans me répondre, elle pue cette viande.
J’ouvrais ma gamelle à mon tour. Depuis belle lurette le repas pour deux jours que l’on nous avait distribué au début de l’après-midi avait refroidi puis s’était congelé dans le récipient métallique ; on aurait dit des tripes.
— Oui, ça ne sent pas bon, dis-je.
À la ronde, d’autres soldats firent la même réflexion.
— Ça alors ! dit Halls, on ne va quand même pas le jeter.
— Qu’en pensez-vous ? questionna l’un d’entre nous en s’adressant à un feld qui venait de faire la même constatation.
— Sans aucun doute, ces salauds nous ont servi de la viande avariée !
— Ou leurs restes d’il y a plusieurs jours. C’est inconcevable. Il y avait là-bas de quoi nourrir une division.
— C’est pas mangeable, ça pue !
— Alors il va falloir sortir les conserves.
— Pas question ! s’insurgea le feld, nous avons des jours et des jours de marche et nous n’avons rien de trop. Jetez la viande, si elle ne vous convient pas et bouffez la bouillie.
Halls, qui n’était pourtant pas un délicat, mordit à pleines dents dans une vague côtelette de mouton. Deux secondes après, il crachait le tout dans la neige.
— Pouah, c’est infect ! Les fumiers, ils ont dû faire cuire un bolchevik.