Il se passa encore un moment puis un feldwebel se mit à courir le long du convoi en sifflant le rassemblement. Tandis que tout le monde se regroupait, le side-car, qui avait redémarré et dans lequel se trouvaient deux soldats habillés comme des scaphandriers, passa devant moi. Le capitaine, suivi de ses deux lieutenants et de trois feldwebels, s’avança vers nous. Il marchait en regardant seulement le bout de ses bottes et avait l'air accablé.
Un frisson de froid et d’inquiétude passa sur nos visages fatigués et hirsutes.
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Nous nous figeâmes au garde-à-vous. Le capitaine nous regarda longuement, puis lentement, de ses mains gantées, il amena un papier à hauteur de ses yeux.
— Soldats ! nous dit-il, j’ai une très grave nouvelle à vous apprendre, une grave nouvelle, pour vous, pour tous les combattants de l’Axe, pour notre peuple, pour tout ce qui représente notre foi et notre sacrifice au combat. Partout où cette nouvelle passe ce soir, elle sème l’émoi et une profonde tristesse. Partout, sur notre immense front comme au cœur de notre patrie, nous aurons de la peine à contenir notre émotion.
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— Stalingrad est tombé ! précisa notre capitaine. Le maréchal von Paulus et sa VIe armée, acculés à l’ultime sacrifice, ont été obligés de déposer leurs armes sans condition.
La stupeur, suivie d’une profonde consternation, tomba sur notre groupe. Après un moment de silence le capitaine reprit :
— Le maréchal von Paulus, dans son avant-dernier message, informait le Führer qu’il décernait la Croix de bravoure avec mérite exceptionnel à chacun de ses soldats. Le maréchal ajoutait que le calvaire de ces malheureux combattants avait atteint son paroxysme et qu’après l’enfer que fut cette bataille durant des mois, jamais auréole de gloire ne fut plus méritée. J’ai ici le dernier message capté sur ondes courtes venant des ruines de l’usine de tracteurs « Octobre rouge ». Le haut commandement me prie de vous en faire la lecture.
— Il fut envoyé par l’un des derniers combattants de la VIe armée, le sergent Heinrich Stoda. Dans ce message, Heinrich précisait qu’il y avait encore dans le quartier sud-ouest de Stalingrad le bruit d’autres combats. Voici ce message :
« Nous ne sommes plus que sept survivants, quatre d’entre nous sont blessés ; il y a quatre jours que nous sommes retranchés dans l’enchevêtrement des poutrelles de l’usine de tracteurs. Il y a quatre jours que nous n’avons plus aucune nourriture. Je viens d’ouvrir le dernier magasin du F.M. Dans dix minutes les bolcheviks nous submergeront. Nous n’en pouvons plus. Dites à mon père que j’ai fait tout mon devoir et que je saurai mourir.
Heinrich Stoda était le fils du docteur en médecine Adolph Stoda de Munich. Il y eut un silence impressionnant que seuls quelques souffles de vent troublèrent. Ma pensée fila vers l’oncle qui était là-bas, cet oncle que je n’avais d’ailleurs jamais vu à cause de la brouille de nos deux familles. Je ne connaissais que sa photo et on me l’avait représenté comme un poète. J’eus le sentiment très net que je venais de perdre un ami. Des rangs, un type très vieux, ou tout au moins qui le paraissait avec ses tempes blanches, se mit à pleurnicher. Puis il quitta le garde-à-vous et s’avança vers les officiers. Il pleurait et criait en même temps.
— Mes deux fils sont morts ! cela devait arriver. C’est votre faute à vous, les officiers. C’était fatal, nous ne résisterons pas à l’hiver russe. (Il se plia presque et fondit en larmes.) Mes deux pauvres petits, ils sont morts là-bas ! Mes petits…
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— Non, hurla le désespéré, vous pouvez me tuer, cela m’est égal, tout m’est égal.
Deux soldats sortirent des rangs et prirent le pauvre type par le bras pour lui faire réintégrer sa place. Ceci afin de lui éviter le pire. Ne venait-il pas d’insulter les officiers ! Malheureusement, il se débattait comme un possédé.
— À l’infirmerie ! dit seulement le capitaine, qu’on lui donne un calmant.
J’eus l’impression qu’il allait ajouter quelque chose d’autre. Son regard resta fixe. Peut-être avait-il un parent, lui aussi, à Stalingrad.
— Rompez, dit-il simplement.
Par petits groupes silencieux nous regagnâmes nos véhicules. La nuit était là. La blancheur de l’horizon vallonné se teinta de gris, de gris-bleu froid. J’eus une série de frissons.
— Il fait de plus en plus froid, hasardai-je au gars qui marchait près de moi.
— Oui, de plus en plus, répondit-il seulement, en regardant au loin.